Werther à l’Opéra de Montpellier : « Pourquoi (se) réveiller, ô souffle du printemps »

Crédit photos : © Marc Ginot

À Montpellier, la réouverture des salles est un souffle vivifiant grâce à la représentation de Werther de Jules Massenet, ce 20 mai 2021. La prise de rôle de stars internationales, Marie-Nicole Lemieux dans Charlotte, Mario Schang en Werther, n’en aura que plus de prix pour les publics privés de représentations depuis octobre dernier. Saluons la générosité de l’Opéra de Montpellier de proposer ce spectacle dans une jauge à 35 % de l’Opéra-Comédie, avec un orchestre disséminé de la fosse jusqu’au parterre pour préserver la distanciation. Patience : la captation du spectacle lyrique, ce 18 mai, permettra la diffusion au plus grand nombre !

La sensibilité plutôt que les souffrances

C’est le seul opéra de Massenet dont le livret est adapté d’une source allemande, Les Souffrances du jeune Werther de J. W. von Goethe (1774). Ce chef d’œuvre du Romantisme, pour tout lecteur du XIXe siècle, se focalise sur les tourments amoureux et les excès de sensibilité d’un héros de vingt ans. Dans une France fragilisée par la défaite de 1870 face aux Prussiens, le drame lyrique de Massenet est créé à l’Opéra de Vienne (1892), avant que l’Opéra-Comique de Paris ne l’accepte en 1893. 
Par la suite, l’opéra exporté d’Europe vers tous les continents consacre la renommée internationale du compositeur … et celle de génération de chanteurs, endossant le rôle des amants, Werther (ténor) et Charlotte (mezzo-soprano).

À l’Opéra même de Montpellier, le cartouche «Massenet» apposé sur une loge de 2e étage, atteste la venue du compositeur en avril 1897 pour un festival qui lui est dédié, alors que Werther est l’œuvre plébiscitée du répertoire local. Le succès international de Werther s’appuie sur le talent de Massenet au faîte de sa carrière, peintre des émotions saisies au fil d’une riche trame orchestrale continue.

La mise en scène de Bruno Ravella  explore avec sensibilité le « drame lyrique » selon la terminologie des auteurs, soit les amours impossibles de Charlotte et de Werther, jeunes gens bridés par les codes bourgeois et la morale chrétienne à la fin du XVIIIe siècle. Cette production de l’Opéra de Lorraine en 2018 a reçu le prix Claude Rostang du Syndicat de la critique, tandis que d’autres productions de B. Ravella, installé à Londres, sont nominées aux Offies Awards

À la manière des scènes de genre de la peinture Biedermeier, l’intimité du cocon familial baigne la scène – celui de la famille du bailli à la veille du bal estival (1er acte), celui de la maison du couple Albert et Charlotte à Wetzlar (3e acte), mais aussi celui d’une nature bucolique peinte sur toutes les parois intérieures (référence aux paysages de Poussin).  Le rideau de scène y introduit déjà le spectateur par un dessin à la sanguine. Car cette nature est celle que le jeune peintre Werther fantasme dès son Invocation, « Je ne sais si je veille » (1er acte).  Dans ce  réalisme pondéré par le décorateur (Leslie Travers),  l’apologie du sentiment, « unique élément qui guide la vie du protagoniste, une vie marquée par l’émotion et l’individualisme » (propos B. Ravella), prend toute sa place, en cela fidèle au projet des créateurs. Et les éclairages gradués des tentures (Linus Fellbom), les costumes chatoyants, le jeu spontané des enfants (1er acte) animent cet univers avec à-propos.

L’astuce réside dans les transformations de cet espace domestique confiné, transformations liées à l’évolution du drame. Il est alternativement sous une lumière colorée (1er acte) mais fermant ses portes pour le huis-clos de l’air du fiancé Albert, ou bien cerné  par un chemin de ronde (2e acte) qui permet aux compères buveurs d’épier les couples (2e acte) et d’entrouvrir le plafond vers le ciel.  Rêvé par le mélancolique Werther, ce ciel serait-il une soupape qui libère l’expression de ses tourments qu’il expose alors à Charlotte, à présent jeune mariée ? Après l’entracte, le basculement vers le drame est clairement accompagné par ce dispositif, d’autant qu’il est assombri par les ombres agrandies des protagonistes. L’espace de la maison du couple Albert et Charlotte, rétréci par un corridor en entonnoir, accueille à présent les aveux brûlants de Werther, puis les réactions de jalousie du mari (3e acte). Le plateau nu du dernier acte est le seul espace libre. Les émotions des amants bouleversés peuvent enfin se partager (5e tableau) et la mort-libération de Werther advenir.

Des interprètes investis

Dans l’école lyrique française, la « phrase Massenet » est identifiée pour son adéquation avec la langue française, sa plasticité et sa clarté. Sur le plateau, les inflexions de la contralto Marie-Nicole Lemieux (Charlotte) restituent cette esthétique. Le velouté de son timbre magnifie le ton de la conversation chantée que Massenet a infusé dans tous les rôles, d’autant qu’elle a participé à l’intégrale Massenet du label ATMA Classique (les mélodies). Cependant, ses prestations de grande sœur, puis de jeune épouse (1er et 2e actes), ne conviennent guère à sa maturité vocale. En revanche, lors des actes suivants, son engagement et son respect de la partition – Airs des lettres, des larmes, duos avec Werther – dévoilent son talent de tragédienne, même si les aigus triomphants tendent vers la force. Peut-on avancer que son tempérament sensuel et sa tessiture de contralto la porteront davantage vers sa Dalila (Samson et Dalila de Saint-Saëns aux Chorégies d’Orange) que vers Charlotte, « ange du devoir » selon son amoureux, et vocalement, mezzo-soprano ?

Le ténor guatémaltèque Mario Chang (Werther) soutient la palette des émotions qui traversent son chant avec une gradation généreuse, mais sans s’engager scéniquement. Entre sensibilité mystique et langueur mélancolique, la richesse harmonique des aigus, puissants avec justesse, séduisent, notamment dans les deux duos d’amour et dans le sublime Lied d’Ossian (« Pourquoi me réveiller », 3e acte). Sa prononciation française, elle, séduit beaucoup moins … mais la carrière internationale qu’il mène depuis les triples prix raflés au concours Operalia-Domingo (2014) lui laissera sans doute le temps d’y remédier.

Les trois autres rôles sont excellemment distribués. Le baryton Jérôme Boutillier (Albert) rajeunit et humanise son rôle souvent repoussoir, d’autant que la mise en scène rend sa noblesse (et sa souffrance) au jeune mari : voir la scène muette en lever de rideau du 4e acte. Dans son air (« Elle m’aime, elle pense à moi », 1er acte) comme dans les ensembles dialogués, son expressivité et sa parfaite diction sont un modèle, perfectionné au fil de ses engagements à l’Opéra-Comique (Gavestan dans La Dame blanche). La soprano Pauline Texier (Sophie) incarne avec piquant la jeune sœur de Charlotte, aussi virevoltante et naturelle sur scène que juvénile dans ses prestations d’une espièglerie irrésistible (« Du gai soleil », « Ah !, le rire est béni »). L’autorité vocale et corporelle de la basse Julien Véronèse (le Bailli) sied au rôle paternel, notamment dans le bel ensemble concertato (1er acte). Il projette avec simplicité son « Vivat Bacchus », ce qui n’est hélas pas le cas des compères Schmidt (Yoann Le Lan) et Johann (Matthias Jacquot) au 2e acte, empêtrés dans leurs invocations bachiques. Peut-être sont-ils gênés par leur emplacement en hauteur du chemin de ronde ? Mention particulière au chœur natal des six enfants (1er acte), jeunes voix claires issues de la structure montpelliéraine (Opéra Junior), et au chœur féminin de l’OONM dans le final.

Révéler la puissance suggestive orchestrale

Si les conditions sanitaires de réouverture des théâtres imposent une implantation inédite de l’orchestre, déployé de la fosse au parterre, c’est un bien pour un mal. Un mal puisque le public est cantonné au balcon et aux étages. Un bien pour tout spectateur-auditeur car la splendeur symphonique de la partition surgit des quatre coins de la salle à la parfaite acoustique. Cette configuration révèle à quel point la plénitude orchestrale est essentielle et magistrale dans Werther. D’autant que la spatialisation sonore ne s’arrête pas là. Le chœur final (« Noël ! Noël ! », 5e tableau), soutenu par le célesta, intervient depuis le foyer de l’Opéra-Comédie (derrière la salle), en contrepoint de la mort funeste de Werther sur le plateau.

Avec Werther, Massenet renouvelle son langage, puisant dans la filiation française (de Méhul à Gounod) des techniques dramatiques, tout en tendant l’oreille vers le drame wagnérien. Grâce à la direction du chef canadien J.-M. Zeitouni (actif du continent nord-américain jusqu’en Europe), cette puissance symphonique sous-tend le drame en permanence, alors que le chef tourne à 360° sur son podium afin de fédérer le plateau et l’orchestre (d’où des imprécisions ponctuelles).

D’une part, la nervosité symphonique est clairement assumée dès le Prélude orchestral qui suggère deux climats antagonistes, préfigurant les amours impossibles. Cette puissance, que le compositeur maîtrise afin de ménager le chant, ne chasse pas les épisodes de chatoiement ou de sobriété, très « école française ». À cet égard, l’interlude Clair de lune a séduit par son tissage arachnéen (violoncelle solo, harpe et cordes) symbolisant la première rencontre des amoureux, que la mise en scène nimbe de petites étoiles : c’est kitch mais émouvant ! Signalons également les subtiles couleurs du poignant Air des larmes de Charlotte (« Va, laisse couler mes larmes », 3e acte), dont le mezzo est intimement entrelacé au timbre inusité du saxophone.
D’autre part, le réseau de motifs de rappel, différents du leitmotiv wagnérien, prend toute son ampleur acoustique pour unifier une scène, un acte (le motif du bal, 1er acte). L’un de ces motifs, celui heurté de Werther (au tutti renforcé par cors et trombones), participe réellement de la dramaturgie, depuis le Prélude jusqu’au suicide du protagoniste

Le paradoxe de la représentation d’opéra, c’est d’émouvoir tout spectateur.trice tout en le rendant heureux.se à la sortie du spectacle. À l’Opéra de Montpellier, au sortir de la pandémie, le destin poignant de Werther et de Charlotte nous fait ressentir notre fragile humanité sans éclipser le radieux message de Sophie : « Le bonheur est dans l’air / Tout le monde est joyeux ! »

Les artistes

Werther   Mario Chang
Albert   Jérôme Boutillier
Le Bailli   Julien Véronèse
Schmidt   Yoann Le Lan
Johann    Matthias Jacquot
Charlotte   Marie-Nicole Lemieux
Sophie   Pauline Texier

Orchestre national de Montpellier Occitanie, Jean-Marie Zeitouni, direction musicale
Chœur de dames de l’Opéra Orchestre national de Montpellier, direction Noëlle Gény
Chœur Opéra junior, direction Vincent Recolin

Mise en scène : Bruno Ravella
Reprise de la mise en scène : José Dario Innella
Décors, costumes : Leslie Travers
Lumières : Linus Fellbom, S. Carvalho Pessanha

Le programme

Werther

Drame lyrique en 4 actes et 5 tableaux de Jules Massenet, livret d’E. Blau, P. Milliet et G. Hartmann  d’après Les Souffrances du jeune Werther de J. W. von Goethe, créé en allemand à l’Opéra de Vienne le 16 février 1892.

Représentation du 20 mai 2021, Opéra national de Montpellier.