ZAIDE à l’Opéra de Rome : la turquerie inachevée de Mozart au prisme des hypothèses d’Italo Calvino

L’Opéra de Rome propose le singspiel inachevé de Mozart ZAIDE, dans une mise en scène de Graham Vick.

C’est l’opéra de Mozart le plus problématique à mettre en scène qui inaugure la nouvelle saison de l’opéra romain. Resté inachevé, il a été mis de côté par le compositeur et ce n’est qu’en 1799, huit ans après sa mort, que sa femme Constance en a trouvé les pages et les a offertes à un éditeur. Mais elles ont été publiées en 1838 et ce n’est qu’en 1866 qu’elles firent  l’objet d’une adaptation comprenant une ouverture et un finale composé par Johann Anton André, lequel avait édité les fragments. Peut-on reconstituer exactement la genèse de l’œuvre ?

Une genèse complexe

En 1779, lors de la tournée de son Thamos, König in Ägypten, Mozart avait décidé de mettre en musique pour la Böhm, une compagnie de théâtre dont la vocation était d’interpréter des opéras en allemand, un livret qui lui avait été proposé par son ami Johann Andreas Schachtner, soit l’auteur avec qui il avait collaboré pour Bastien und Bastienne dix ans plus tôt. Le sujet, le contexte turc et le titre Das Serail anticipent la future Entführung aus dem Serail.

La commande simultanée d’Idoménée par le Prince Électeur de Bavière a beaucoup ralenti l’écriture de Zaide – titre finalement retenu par André. La mort de l’archiduchesse Marie-Thérèse et la fermeture (due au deuil) des théâtres autrichiens ont définitivement mis un terme au projet : n’en subsistent que quinze numéros musicaux dont on ne connaît pas l’ordre réel ; l’ouverture, le finale et les textes parlés manquent. On ne sait pas  combien d’actes l’œuvre devait comporter (trois selon la coutume pour un singspiel, ou deux ?), ni même combien de numéros manquent ou pourraient avoir été intégrés à L’Enlèvement.

Quand Italo Calvino rencontre Mozart

Dans les productions modernes, le problème consistant à donner un sens aux fragments de manuscrits de la Staatsbibliotek Preussicher Kulturbesitz de Berlin a été résolu de diverses manières. À Rome, on a repris le texte qu’Italo Calvino (1) avait écrit pour la production du Festival de Batignano en 1981 (2). L’écrivain ne cherche pas à créer l’illusion d’une œuvre achevée, mais tente de « valoriser cette impression de suspension que communique toute œuvre inachevée » : dans sa « reconstruction », les personnages ne disent ou ne chantent que les mots accompagnés de musique, tandis qu’un acteur avance des hypothèses sur la façon de relier les différents numéros et exprime d’éventuelles hypothèses narratives que les personnages sur scène imitent à leur tour.

On le voit, nous sommes dans le monde de Il castello dei destini incrociati (Le Château des destins croisés), celui d’une structure combinatoire permettant de raconter différentes histoires avec les mêmes éléments combinés de façons diverses, éléments confiés là aux cartes de tarot, ici aux pages originales de Mozart. Calvino considère ainsi que les numéros musicaux laissés par Mozart sont des joyaux sertis dans une mosaïque détruite, mais réutilisés dans le dôme d’une mosquée ayant elle-même été également détruite : les joyaux seront ainsi amenés à être de nouveau utilisés pour embellir d’autres mosaïques, « le long des escaliers d’un bazar, dans la cour d’un caravansérail, dans le palais d’un calife, dans une forteresse sur le désert, au sommet de la pointe d’un minaret, au fond d’une baignoire où se baignent les odalisques… ».

Le spectacle de Graham Vick

Tout ceci ne serait en fait qu’un jeu purement littéraire si le sens théâtral de Graham Vick n’entrait pas en jeu, faisant de ce procédé la clé d’un spectacle intelligent et divertissant, grâce également à la scénographie d’Italo Grassi, qui transforme la scène du Théâtre Costanzi en chantier (un opéra y est construit !) avec des références ironiques à l’histoire racontée et à l’environnement oriental. Ainsi les filets en plastique deviennent les volets perforés du harem, le tuyau par lequel tombent les décombres le tronc d’un palmier en plein essor, le jet d’une pompe le jaillissement d’une fontaine de jardin, les étincelles d’un soudeur la queue de la comète évoquée par Zaïde, le sable de construction celui d’une dune du désert.

Au début, tout se passe bien : le chœur des esclaves, qui se consolent de leur sort, « Jeder Mensch hat seine Pein » (« Chaque homme a sa propre punition »), pratiquement un quatuor de ténors, est suivi par le mélologue de Gomatz « Unerforschlische Fügung ! » (« Destinée impénétrable »), un long monologue avec une musique rappelant immanquablement Fidelio de Beethoven, puis la « berceuse de l’amour » de Zaide « Ruhe sanft, mein holdes Leben ». Vient ensuite le duo entre les deux amoureux, suivi des interventions de Gomatz et Allazim. Le trio est ensuite interrompu par le narrateur qui, insatisfait du déroulement des choses, imagine d’autres possibilités, et à chaque fois l’orchestre reprend le thème musical des différentes scènes qui sont résumées et recombinées, offrant à chaque fois une histoire différente. Cela se reproduira dans la deuxième partie, où le quatuor « final » tant convoité est atteint après quatre articulations narratives différentes, toutes prises en considération et développées de manière différente.

L’exécution musicale

Cette dimension ironique est traduite par le jeu d’acteurs très convaincants, qui sont aussi d’excellents chanteurs comme la soprano Chen Reiss, tendre Zaide au timbre argenté qui peut faire preuve de tempérament dans son invective contre Suleiman « Tiger ! Wetze nur die Klauen » (« Tigre, aiguise tes griffes »). Juan Francisco Gatell (Gomatz) et Markus Werba (Allazim), deux Mozartiens de longue date, sont expérimentés et incontestables. Soliman a ici la voix d’un ténor, celle, manquant un peu de puissance, de Paul Nilon.  Celle d’Osmin en revanche est de grande qualité expressive : Davide Giangregorio, se confirme  ici comme un excellent baryton après ses débuts réussis en Ferrando dans le Trovatore de Macerata l’été dernier. Son rôle, pas seulement en raison du nom du personnage, est celui qui anticipe le plus L’Enlèvement, tandis que Zaide est une Comtesse en devenir et Gomatz, comme nous l’avons dit, un Florestan avant la lettre. Soliman n’a pas la stature et la complexité de Selim, mais ici personne ne parvient à développer une psychologie convaincante et Calvino avec son texte et Vick avec sa mise en scène s’y attachent.

La narration est assurée par un Remo Girone parfois atteint d’une petite amnésie, tandis que Daniele Gatti délivre de ces fragments une lecture d’une grande sérénité (l’accompagnement du sublime « Ruhe sanft »), parfois également traversée de frissons préromantiques (le mélodrame de Gomatz). L’orchestre est en grande forme et offre quelques agréables solos instrumentaux. Après l’avant-première réservée aux jeunes, le spectacle sera repris six fois à Rome, puis tournera  dans le Circuito Lirico Lombardo. Une occasion à ne pas manquer.

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(1) C’est l’une des rares interventions de Calvino dans l’opéra après ses collaborations avec Liberovici dans les années 50 et avant La vera storia (1982) et Un re in ascolto (1984) de Luciano Berio. Dans le programme de salle, Luca Badini Confalonieri se souvient de son amitié avec le Mozartien Massimo Mila.

(2) La mise en scène y avait été confiée à Adam Pollock, mais en 1985, a Venise, elle avait été assurée par Graham Vick.

Crédit photos : © Yasuko Kageyama

Pour ce concert, Renato Verga a bénéficié d’une invitation de l’Opéra de Rome.

Les artistes

Zaide   Chen Reiss
Gomatz    Juan Francisco Gatell
Allazim   Markus Werba
Soliman   Paul Nilon
Osmin   Davide Giangregorio
Esclaves   Raffaele Feo, Luca Cervoni, Domingo Pellicola, Rodrigo Ortiz

Narrateur   Remo Girone

Orchestre de l’Opéra de Rome, dir.  Daniele Gatti

Mise en scène    Graham Vick

Le programme

Zaide

Teatro dell’Opera di Roma Orchestra, représentation du 22 octobre 2020

Singspiel inachevé, musique de Wolfgang Amadeus Mozart, livret de Johann Andreas Schachtner, complété par Italo Calvino. Créé à l’Opéra de Francfort le 27 janvier 1866.