À l’Opéra de Montpellier : Il trionfo del Trionfo !

Crédit photos : © Marc Ginot

On pourrait bien sûr ergoter longtemps sur la pertinence qu’il y a à mettre en scène un oratorio, le décalage entre l’esthétique baroque et l’austérité contemporaine des décors et costumes, ou encore le hiatus entre la portée allégorique du livret et le drame humain que la mise en scène nous donne à voir. Il n’empêche. La lecture du Trionfo del Tempo e del Disinganno proposée par Ted Huffman est à la fois belle, émouvante, lisible, intelligente. Elle s’articule autour d’un geste fort ; la mise à mort du Plaisir par la Beauté à la fin de la première partie de l’oratorio (la Beauté – une femme à l’élégance un peu stricte et triste dans la vision du metteur en scène britannique – blesse mortellement d’un coup de revolver le Plaisir – une autre femme mais plus épanouie, aux gestes plus sensuels, à la robe plus éclatante que le petit tailleur porté par sa rivale). De part et d’autre de ce geste nous est montrée l’hésitation de la protagoniste (la Beauté) entre les plaisirs vains et faciles et l’acceptation du temps qui passe, évoquée dans un tableau final extrêmement touchant dans sa simplicité : la femme retrouve son mari (le Temps) et ses deux enfants endormis, renouant ainsi avec un quotidien peut-être un peu tristounet, qu’elle avait envisager de fuir, mais dont le bonheur qu’il propose est finalement plus sûr et plus solide que celui des plaisirs vains et fugitifs, lesquels, quoi qu’il en soit, lui seront sans doute bientôt refusés, le temps faisant son œuvre…

Raconté ainsi, la trame narrative pourrait paraître simpliste. Mais elle est épurée et comme  transfigurée par la mise en images qu’en propose Ted Huffman. Certains tableaux sont d’une poésie saisissante (le ballet symbolisant l’hésitation entre le plaisir et la désillusion ; la scène dans laquelle les personnages du drame, tous figés, regardent côté cour, éclairés par une source lumineuse invisible après que le Temps a demandé à la Beauté de regarder « au-delà du lourd rideau où se situe le futur » ; la disparition poignante, extrêmement lente, du Plaisir pendant le célèbre « Lascia la spina ») ; d’autres éclairent le propos du metteur en scène sans jamais apparaître lourdement didactiques, sans jamais contredire ni même forcer l’œuvre : un tapis roulant ramène constamment les mêmes éléments de décor (essentiellement un immense canapé), suggérant ainsi à la fois l’inéluctable marche du temps et l’absence absolue de progrès, de sens donné à l’existence. Le drame humain et personnel vécu par la protagoniste se double par ailleurs d’une indispensable dimension allégorique, indissociable du genre : la jeune femme est constamment accompagnée de « doubles », masculins ou féminins, dépourvus de visage, projections de sa propre personne à partir desquelles elle questionne et expérimente ce que la vie lui refuse (l’abandon aux plaisirs), tout aussi bien que figures vierges en lesquelles chaque spectateur peut se sentir libre de s’incarner.

Bref, que l’on adhère ou non à la lecture de Ted Huffman, personne ne lui niera l’intelligence du propos, l’élégance, la force de la démarche, ni surtout le respect absolu de la musique, l’œuvre de Haendel n’apparaissant jamais « violentée », prétexte à un discours étranger plaqué artificiellement sur elle.

On retrouve avec grand plaisir à Montpellier Thibault Noally qui dirige, de son violon,  l’Ensemble les Accents : après un début peut-être un peu timide, on retrouve très vite la lecture pleine de poésie, de vivacité et de contrastes (celui entre la plainte de la Beauté « Io sperai trovar », dont la mélancolie est soulignée par le hautbois de Rodrigo  Guttierrez et la violence du « Tu giurasti di mai non lasciarmi » qui lui succède est saisissant !) qui nous avait déjà pleinement séduit à Tours lors des derniers Concerts d’Automne. La distribution, en revanche, est totalement différente. Le jeune ténor James Way incarne le Temps. Son timbre a tendance à se durcir et le vibrato à s’accentuer dans le forte, mais ce défaut s’atténue sensiblement dans la seconde partie, au cours de laquelle il délivre une belle interprétation du difficile « E ben folle », aux vocalises très sûres. Les voix des deux mezzos Sonja Runje (la Désillusion) et Carol Garcia (Le Plaisir) sont de couleurs très différentes, et c’est tant mieux puisque ces personnages allégoriques diffèrent totalement, aux plans dramatique et musical. Le timbre de la première, très dense et velouté, permet à la chanteuse de délivrer une interprétation pleine de sérénité, certaines pages (le « Più non cura », notamment) prenant parfois presque l’apparence d’une berceuse empreinte de douceur et de réconfort. A contrario, Carol Garcia propose une vision éminemment dramatique du Plaisir, en conformité avec la vison proposée par le metteur en scène. Un panel très large de couleurs et une technique aguerrie lui permettent d’évoquer avec la même efficacité la volupté, l’arrogance, mais aussi la douleur ou la résignation tragique, son « Lascia la spina » évoquant finalement plus la supplique désespérée d’un guerrier vaincu rendant les armes  qu’une invitation aux plaisirs… Dilyara Idrisova, quant à elle, allie crédibilité scénique, charme vocal et technique assurée (elle s’autorise quelques belles extrapolations aiguës dans les da capo, sans dénaturer pour autant l’esprit de la musique).

Le public, particulièrement concentré, ne ménage pas ses applaudissements à l’issue de cette très belle soirée !

Les artistes

Belleza Dilyara Idrisova
Piacere Carol Garcia
Disinganno Sonja Runje
Tempo James Way

Ensemble Les Accents, dir. Thibault Noally

Mise en scène Ted Huffman, reprise par Sonoko Kamimura-Ostern

Le programme

Händel, Il trionfo del Tempo e del Disinganno

Oratorio en deux parties de Händel, HWV 46a, livret du Cardinal Benedetto Pamphili, créé en 1707 à Rome.

Représentation du lundi 10 février 2020, Opéra de Montpellier