Superbe Walkyrie à Bordeaux !

Crédit photos : © Éric Bouloumié

Avec cette Walkyrie, l’Opéra National de Bordeaux a apporté la preuve qu’on pouvait atteindre un niveau musical exceptionnel en évitant le star system et en faisant le pari de la jeunesse et de la découverte : aucun des plus  grands titulaires des rôles de l’œuvre de Wagner n’était présent sur le plateau de l’Auditorium, beaucoup d’interprètes étant encore peu ou pas connus du public français. Pourtant, le plateau vocal n’a rien à envier à celui des plus grandes salles et se montre surtout d’une homogénéité suffisamment rare pour être soulignée.

Étrange parcours vocal que celui d’Ingela Brimberg ! Ayant débuté en tant que mezzo léger (elle a chanté Rosine, Chérubin), elle affronte depuis maintenant une quinzaine d’années certains rôles parmi les plus lourds du répertoire de soprano : Tosca, Lady Macbeth, Salomé,… Elle a offert l’an dernier un portrait de Brünnhilde complet – le mérite n’étant pas petit au regard de la complexité et de la difficulté du rôle. Vocalement, la prestation impressionne : la résistance est étonnante (elle arrive à la fin de l’œuvre dans un état de fraîcheur vocale rare),  les contre-ut sont fièrement dardés, la puissance lui permet de franchir aisément la masse orchestrale, même dans ses éclats les plus extrêmes, le souffle est long (« Der diese Liebe… »), et surtout le legato dans les passages cantabile et les nuances sont bien là, contribuant à faire de Brünnhilde un personnage de chair et de sang particulièrement émouvant. D’autant que Ingela Brimberg est également une actrice accomplie : sa gestuelle vive et dynamique en font une presque encore adolescente, notamment lors de son entrée en scène, avec des « Hojotoho ! » d’une fraîcheur et d’une juvénilité étonnantes, et sa physionomie particulièrement expressive permet de rendre compte de toutes les émotions que traverse le personnage.

Wotan est incarné par le baryton-basse Evgeny Nikitin, dont la prise de rôle est toute récente (octobre 2017 à Saint-Pétersbourg). Le timbre est étonnamment clair pour le rôle, et n’a pas la profondeur ni le velouté qu’y mettent un Hans Hotter (autrefois) ou un Bryn Terfel (aujourd’hui). On y gagne en clarté, en intelligibilité, en incisivité dans le rendu du texte. Le chanteur prend soin de donner des couleurs expressives aux mots qu’il souhaite mettre en valeur (contraste saisissant entre les deux « Das Ende ! » au second acte). En revanche, les passages les plus lyriques, et notamment les adieux de Wotan à sa fille, s’accommoderaient d’un peu plus de chaleur et de velours dans le timbre. Par ailleurs, le dernier acte voit Evgeny Nikitin quelque peu éprouvé : le souffle en particulier se fait plus court, ce qui l’oblige à accélérer le tempo pour le merveilleux « Der Augen leuchtendes Paar », et à reprendre pas moins de trois fois son souffle dans l’imprécation finale : « Durchschreite / das Feuer / nie » !

Les jumeaux Sieglinde (Sarah Cambidge) et Siegmund (Issachah Savage) ont fait figure de révélations, la première n’ayant encore, à notre connaissance, jamais chanté en France, le second s’y étant produit une seule fois, en mars 2019 à Toulouse, dans Ariane à Naxos. Sarah Cambidge impressionne par sa projection d’une incroyable facilité, la qualité de son timbre, préservée sur l’ensemble de la tessiture (n’étaient quelques aigus légèrement  stridents), la féminité frémissante qu’elle confère au personnage. Un peu plus de rondeur et de velours dans le timbre (notamment dans le chant forte) apporterait cependant un surcroît d’émotion au personnage, par exemple dans l’envolée lyrique du « O hehrstes Wunder ! ». Mais en soi la performance a conquis le public qui a réservé une très belle ovation à la chanteuse. Issachah Savage possède les moyens exacts du rôle : tendresse et moelleux du timbre, puissance, ligne de chant châtiée et nuancée, émotion : tout y est !

Stefan Kocan, timbre noir, graves abyssaux, est un Hunding inquiétant par son chant à la fois sauvage et racé, mais aussi par sa silhouette, étonnamment élégante pour le personnage, offrant un contraste presque angoissant avec la noirceur du personnage. Pour sa seconde excursion en terres wagnériennes (après Vénus dans la version parisienne de Tannhäuser à Monte Carlo), Aude Extrémo remporte un joli succès en Fricka. La voix est pleine, sonore, habilement projetée jusque dans le notes les plus aiguës du rôle ; et le personnage, habilement caractérisé, échappe aux interprétations caricaturales qui réduisent parfois Fricka à une simple épouse jalouse et hystérique.

Impossible, enfin, de ne pas adresser de louanges (le public ne s’en est d’ailleurs pas privé !) à l’équipe formidable et extrêmement impliquée des « choisisseuses de morts », (c’est le sens étymologique du mot « Walkyries »), au sein desquelles on retrouve plusieurs artistes souvent entendues sur la scène bordelaise (Adriana Bignagni Lesca, Marie-Andrée Bouchard-Lesieur, Cyrielle Ndjiki Nya, Léa Frouté,…). Scéniquement et vocalement, toutes parviennent à donner une identité propre à leur personnage !

La réalisation scénique (Julia Burbach et Tal Rosner ) fait la part belle aux vidéos (conçues par Tal Rosner). On voit ainsi, en fond de scène, tantôt des images figuratives (un loup, des montagnes, des sapins), tantôt des formes géométriques colorées, tantôt des visions plus ou moins psychédéliques apparaissant et disparaissant au gré de la musique. Les interactions avec le plateau sont assez limitées, et le contraste est parfois gênant entre les images qui se succèdent à l’écran à un rythme effréné, et ce que l’on voit sur la scène, nécessairement beaucoup plus sage… Les acteurs, dont le jeu a visiblement fait l’objet d’un travail assez poussé, font alterner postures et gestes assez traditionnels et belles trouvailles (les mains de Siegmund et Sieglinde qui se rencontrent lors de l’échange de la coupe au premier acte, les Walkyries ne pouvant se résoudre à quitter leur sœur au dernier acte,…).

Enfin, le spectacle a été porté par un Orchestre National Bordeaux Aquitaine des grands soirs : le foisonnement des couleurs, de même que la précision, la virtuosité des instrumentistes ont littéralement enthousiasmé les spectateurs. Le chef Paul Daniel, dont le sens du drame et de la poésie est imparable (il ralentit parfois – raisonnablement – le tempo sur tel ou tel motif, comme celui dit du « malheur des Wälsungen », pour mieux le mettre en lumière), n’est évidemment pas pour rien dans la réussite d’ensemble de la soirée.

Une Walkyrie dont l’Opéra National de Bordeaux peut à juste titre s’enorgueillir, accueillie au rideau final par des tonnerres d’applaudissements !

Les artistes

Brünnhilde   Ingela Brimberg
Sieglinde  Sarah Cambidge
Fricka   Aude Extrémo
Gerhilde   Léa Frouté
Helmwige Soula Parassidis
Ortlinde   Cyrielle Ndjiki Nya
Waltraute   Margarete Joswig
Schwertleite   Blandine Staskiewicz
Siegrune   Victoire Bunel
Grimgerde   Marie-Andrée Bouchard-Lesieur
Rossweiss   Adriana Bignagni Lesca
Wotan   Evgeny Nikitin   
Siegmund  Issachah Savage
Hunding   Štefan Kocán

Orchestre National Bordeaux Aquitaine, dir. Paul Daniel


Mise en scène   Julia Burbach
Mise en scène, créations vidéo   Tal Rösner

Le programme

La Walkyrie

Opéra en 3 actes de Richard Wagner, créé au Théâtre national de la cour à Munich, le 26 juin 1870.

Opééra national de Bordeaux, représentation du 17 mai 2019.