La Messe en ut selon Julien Chauvin au Théâtre des Champs Élysées

La Messe en ut, Paris, Théâtre des Champs Élysées, 7 Novembre 2025

Sous la direction inspirée de Julien Chauvin, le Concert de la Loge et l’Ensemble La Sportelle ont offert, le 7 novembre au Théâtre des Champs-Élysées, une soirée mozartienne d’exception, où la Symphonie Jupiter et la Grande Messe en ut mineur ont brillé d’une intensité rare.

Quel superbe moment de musique mozartienne nous avons eu, ce 7 novembre, au Théâtre des Champs Élysées !  En premier lieu, l’ouverture des Noces de Figaro, puis la lumineuse Symphonie 41 dite Jupiter, composée en 1788. Nommée ainsi par l’impresario Peter Salomon, ce surnom lui est resté car jugé mérité. Dernière symphonie, certains disent la plus belle, elle frappe par son ampleur, sa classe, sa superbe. Et Julien Chauvin n’est pas en reste pour la célébrer, après l’avoir présentée à Gaveau il y a quelques années. Il emmène l’orchestre avec élan, tout en assurant la partie du premier violon, ce qui exige une présence décuplée, une acuité extrême. Le dernier mouvement lui rend bien ce qu’il donne en fougue et en précision avec une justesse constante, il frappe au cœur, nous laissant augurer d’une Grande messe en ut… vraiment grande.

Assister une fois encore à cette Messe en ut renouvelle le souvenir d’un choc premier, une rencontre définitive avec cette polyphonie qui jaillit dès ses premières notes, ciselées, décisives, telles une signature annoncée quand le rideau s’ouvre, telle la 5e de Beethoven ou le premier cri d’Orphée chez Gluck. Puis on retrouve ses grands chœurs dansants, ses cascades de voix aériennes, ses solos virevoltants, où l’on sent Mozart exulter, et sa joie porter cette œuvre. Non pas commandée mais née de son désir, libéré de son employeur Colloredo contre l’avis de tous, elle fut promise en action de grâce pour la guérison de Constance, épousée malgré l’interdit paternel. Cette musique nous lance un défi joyeux, rieur, elle brave avec bonheur ce qu’on lui objecte, elle rayonne et nous emporte de bout en bout.  Lorsque Mozart la joua à Salzbourg devant les siens, avec son épouse dans la partition soprano, en l’Église St Pierre le 26 octobre 1783, nulle réconciliation n’advint cependant, aucun pardon ne fut prononcé, et la colère paternelle dura jusqu’à sa mort, en l’année 1787.

On ne peut entendre cette musique sans que résonne la trace de ce moment bref de bonheur dans la vie fulgurante d’où cette œuvre a surgi. Mais aussi l’annonce d’une fragilité future, comme si cette libération arrachée, jamais accordée, devait trembler, souffrir, s‘affirmer puis se payer toujours. Comme si le danger qu’elle comportait devait s’éprouver, s’aiguiser continument.  Aspirant à une liberté de création que le système de distribution d’alors ne permettait pas, où les musiciens étaient tributaires des commandes de l’aristocratie et de l’Église, tels des subordonnés, Mozart accomplissait seul une petite révolution en rejetant ce système, mais il se livrait ainsi au bon vouloir d’une audience qui ne le suivait pas toujours, voire de moins en moins au fur et à mesure qu’il innovait, et au vertige des dettes et de l’angoisse à venir.

Chez son ami Van Swieten, ambassadeur à Berlin, il avait fait la découverte des partitions de grandes œuvres de Haendel et Bach alors un peu oubliées. Là, ce jeune homme, supposé avoir transcrit de mémoire le Miserere d’Allegri gardé secret par le Vatican, reprit pour cette messe un peu du Messie de Haendel et des procédés de Bach dans les Passions. Mais au sein de cette empreinte de l’influence baroque, les arias des solistes sont déjà pleinement son œuvre, évoquant certains opéras à venir. Elle reste pourtant inachevée, sans Agnus dei, et un Credo incomplet. Plus tard, Alois Schmidt reprendra la partition pour y incorporer des extraits d’autres œuvres de Mozart, sans y inclure ses propres compositions, comme ce fut le cas pour le Requiem.

Or cette musique n’avait pas là achevé son parcours puisque Mozart allait la reprendre dans une tout autre circonstance, pour la recycler disent certains, mais bien autre chose était en jeu. En 1785 une société viennoise, la Wiener Tonkunstler-Societät, lui commanda une œuvre pour son gala de charité, et ayant peu de temps dit-on, il réutilisa sa grande messe en ut pour créer une cantate, intitulée Davide Penitente, qui fut donnée au Burgtheater de Vienne, le 13 mars 1785. Son livret se fonde cette fois sur le Livre de Samuel, où David, coupable d’adultère, implore le pardon de Dieu, avec une traduction italienne par Saverio Mattei des prières bibliques de pénitence : « Tu as exaucé mes vœux, Et déjà cette âme jouit Du calme que tu fais naître Dans le cœur après la tempête. (Chœur) Punis-moi si tu le veux, Mais avant, Ô Seigneur, Laisse au moins s’exhaler, Mais avant laisse au moins se tempérer, Ton courroux, ta fureur. » Une pénitence biblique, donc, avec une repentance semblable à celle d’un adultère face à un père qui ne concevait pas pour lui d’autre destin que ce qu’il lui traçait. L’œuvre de commande peu investie apportait l’occasion de condenser à la fois la musique joyeuse de 1783, ce défi de bref bonheur arraché au père et à ses lois, et un livret de repentance, où la fureur de Dieu s’invoque et où la punition s’accepte. Après la mort irréconciliée du père viendra succéder l’évocation d’une sanction cette fois, exécutée par le commandeur du Don Giovanni.

La version du Concert de la Loge et de l’Ensemble La Sportelle, ce 7 novembre, manifeste, dès les premières notes, élancées et précises, fermes mais douces, à quelle hauteur elle va situer son interprétation. Mélissa Petit, soprano lumineuse, qui chantait il y a peu le Stabat Mater de Pergolèse avec Jakub Jozef Orlinski, entame le grand Kyrie avec douceur mais puissance, puis déploie peu à peu dans le Gloria un cristal qui fait merveille, parcourant les difficultés de la partition avec élégance. Eva Zaïcik la rejoint, mezzo-soprano à la voix d’ambre qui nous a enchantés de son Royal Händel, de son hommage à Célestine Galli-Marié, de son merveilleux Mayrig arménien, et bien d’autres. Le grand chœur du Gloria in excelsis montre de façon décisive la qualité impeccable de l’Ensemble La Sportelle, qui recompose régulièrement son déploiement au fur et à mesure de l’œuvre.  Dans le Gloria Laudamus te, entre aigus rayonnants aux sommets et sons de velours, mezzo et soprano se répondent jusqu’à ce que les violons et les chœurs reprennent ce grand chant qui nous tiendra suspendus tout au long de l’œuvre. Le ténor Antonin Rondepierre les rejoindra pour le Quoniam tu solus, d’une voix par moment un peu confidentielle, au sein d’un enchainement somptueux où les trois voix s’accompagnent, se traversent, se nouent ensemble.

Et puis il y a ce moment de grâce absolue, ce chant suprême qui, dit-on, était pensé pour la voix de Constance, ce Et incarnatus est, que Melissa Petit aborde avec beaucoup de délicatesse, où peu à peu l’intensité s’accroît, les aigus se font plus fort, les trilles plus denses, la voix est en écho avec la flûte qui lui répond avec tendresse, elle s’illumine encore puis elle s’éteint avec douceur, et nous basculons de nouveau avec le Sanctus dans le grand chant des chœurs. La basse de Nahuel di Pierro est bienvenue et convaincante dans les derniers mouvements. La direction de Julien Chauvin, son orchestre et l’ensemble La Sportelle excellent dans l’animation et la tenue d’une œuvre qui ne supporte aucune médiocrité.

La salle est émerveillée, elle applaudit, elle réclame. Elle a droit à un bis, puisque dit Julien Chauvin, l’inachevé de l’œuvre, son absence d’Amen final, explique qu’elle en veuille plus. Elle a droit à un second Benedictus, pour la joie de tous.

Les artistes

Mélissa Petit, soprano 
Eva Zaïcik ,mezzo-soprano 
Antonin Rondepierre, ténor 
Nahuel di Pierro, basse

Ensemble La Sportelle 
Le Concert de la Loge 
Julien Chauvin, direction 

Le programme

Wolfgang Amadeus Mozart

Messe en ut
Paris, Théâtre des Champs Élysées, concert du vendredi 7 novembre 2025