Les festivals de l’été –
Aix-en-Provence : LE PROPHÈTE ou la Grandeur lyrique à la française

Meyerbeer et son Prophète triomphent à Aix-en-Provence

Le triomphe du concert d’Aix-en-Provence apporte la confirmation que le Grand Opéra parle encore au public d’aujourd’hui – et donne envie de réentendre l’œuvre : pourquoi pas en version scénique ?…

Un livret basé sur des faits et un personnage historiques

Le Prophète est fort peu donné en version scénique ou en version de concert, aussi le concert unique au Festival d’Aix est-il un événement. Bien après le triomphe absolu de la création à l’opéra de Paris en 1849, les plus récentes productions des Deutsche Oper de Berlin et du Aalto-Musiktheater d’Essen en 2017 ont permis de revoir une mise en scène hélas débarrassée de ce qui fait le principe même du grande opéra français, son faste historique, pour des raisons a priori financières. Comme à Essen, c’est John Osborn qui prend le rôle de Jean, alors qu’Anita Rachvelishvili doit renoncer à celui de Fides : Elizabeth DeShong aura un mois pour se glisser dans le personnage. Ce Prophète du 17 juillet 2023 est retransmis en direct sur France Musique.

Jean de Leyde, mort en 1536 à l’âge de 27 ans, est un personnage qui a existé dont Eugène Scribe réécrit et transforme l’histoire pour mettre en relief la dérive sectaire et le fanatisme, mais aussi la douleur d’une mère et d’une fiancée. [Voyez ici le dossier que Première Loge a consacré à cette œuvre]. Un trio d’anabaptistes le convainc de se venger alors que sa promise lui est enlevée au nom une sorte de droit de cuissage du Comte d’Oberthal. Après quelques guerres, il est proclamé prophète et roi de Sion dans la cathédrale de Münster ; la chute est non moins rapide que son ascension. Jean est en réalité un anti-héros qu’on ne peut guère aimer, notamment parce qu’il renie sa mère au profit du pouvoir, se laissant influer facilement. Le trio des anabaptistes est une entité diabolique mais l’absence de mise en scène détourne le sens, le public étant ébahi par les prestations vocales, nous le rendant « sympathique ». Paradoxalement, le ballet « des patineurs » subi l’effet inverse : la musique suggestive est donnée sans bien sûr les danseurs, et le public est en émoi !

Une version de concert pleine de « théâtralité »

Le London Symphony Orchestra dirigé par Sir Mark Elder est absolument irréprochable : quelle précision et quelle douceur dans les attaques des cors ! quelle énergique fermeté des caisses claires ! Au-dessus de tout, il y a la magie ; jamais il ne nous a été donné d’entendre un son de hautbois à ce point surnaturel, fondant, coloré de façon quasi alchimique, que celui de Juliana Koch. Nous ne voyons pas en revanche l’intérêt du changement de place des pupitres : ainsi le violoncelle s’engouffre dans l’orchestre alors qu’il fait des solos avec les voix, les contrebasses tout en fond (déplacées par les seconds violons, qui remplacent les graves) produisent parfois un effet acoustique bizarre, les effets de spirales entre les cordes deviennent des zigzags. Ces coquetteries à la mode ne respectent pas la spatialisation de l’écriture pensée par le compositeur sans apporter un avantage extraordinaire, sauf peut-être dans une version de concert où les chœurs ne sont pas un élément statique de la masse comme dans un oratorio. Les chœurs en effet – rassemblant ceux de l’Opéra de Lyon et la Maîtrise des Bouches-du-Rhône – ne sont pas derrière mais à côté de l’orchestre, les femmes couvrant parfois les voix d’homme au moment des aigus par exemple. Le chœur des enfants, très juste et expressif, situé dans le salle comme un clarinettiste est au balcon, donnent une largeur et un effet d’écho bienvenus pour animer un peu le concert. Ce qui est remarquable est l’extrême professionnalisme des déplacements des chanteurs (entrées et sorties), des éclairages (couleurs variant selon les ambiances de l’action) ; en un mot, de l’ensemble du dispositif musical. La « banda » est interprétée correctement par des solistes de l’Orchestre des Jeunes de la Méditerranée. La théâtralité est très présente dans le jeu des chanteurs – palme d’or pour Berthe et aussi  pour Fidès –  mais sans excès comme il sied dans une version de concert. Toutes les voix possèdent une diction absolument parfaite, c’est époustouflant lorsque l’on sait que ce ne sont pas des chanteurs français, aucun accent n’est décelé et nous comprenons tout, grâce également à l’acoustique de la salle.

Un trio vocal éblouissant

Les acclamations finales du public ont très justement glorifié la mezzo Elizabeth DeShong dans le rôle de Fidès – dont l’assurance et le contrôle s’affirment peu à peu dans l’œuvre, déployant un timbre plein et une virtuosité grandissante, un aigu en triple attaque, un dernier solo avec tutti extraordinaire portant la salle à l’incandescence. De tels exploits techniques et l’ambitus incroyable laisse rêveur concernant le talent ahurissant que devait avoir Pauline Viardot, créatrice du rôle. Le ténor John Osborn, incarnant le personnage de Jean de Leyde, n’est pas en reste, avec un « contre-ut » emportant un vivat avant l’entracte, sans parler de l’air immense de la fin de l’œuvre. Mais au-dessus, nous plaçons la soprano Mané Galoyan, dans Berthe, moins pour les qualités vocales – homogénéité de la voix, sûreté de la technique, aigus excellents lorsqu’ils sont attaqués dans la douceur – que pour la musicalité, l’expressivité et l’investissement dans le rôle, à la limite de la transe parfois.

La partition est d’une virtuosité extrême pour les trois rôles principaux, façon jeux olympiques : c’est physiquement épuisant, nous avons pu le constater chez les chanteuses, et vers la fin, nos prières accompagnaient Fidès pour qu’elle tienne le choc jusqu’au bout, ce qu’elle a fait admirablement. Le duo réunissant Fidès et Berthe à la fin de l’opéra en est l’un des exemples. Même les omniprésents anabaptistes possèdent des parties remarquables, que ce soit Zacharie (la basse James Platt, un peu statique et légèrement inégal dans les aigus), Mathisen (le baryton-basse Guilhem Worms, au départ discret mais terminant avec force) ou Jonas (le ténor très impliqué Valerio Contaldo). Le Comte d’Oberthal (le baryton-basse Edwin Crossley-Mercer) est peut-être le moins étourdissant. Il n’est pas jusqu’aux soldats (Maxime Melnik, Hugo Santos, David Sánchez) et aux solistes des chœurs qui n’aient proposé une prestation sans reproche.

En un mot, la partition et les prestations vocales sont d’une telle richesse, tout au long de ces quatre heures et demie, qu’il faudrait des livres entiers pour les décrire, et expliquer à quel point serait magnifique une vraie représentation assez fidèle et non tronquée de cet opéra politico-historique à la française, fastueux, dont le compositeur, Meyerbeer, était un héros pour les Romantiques (n’oublions pas que Berlioz, Chopin, Verdi, Delacroix, Gautier, Tourgueniev étaient présents à la première). Le concert d’Aix nous rappelle un peu que la France ne saurait être la France sans la grandeur…

Les artistes

Jean de Leyde : John Osborn
Fidès : Elizabeth DeShong
Berthe : Mané Galoyan
Zacharie : James Platt
Le comte d’Oberthal : Edwin Crossley-Mercer
Mathisen : Guilhem Worms
Jonas : Valerio Contaldo
Soldats : Maxime Melnik, Hugo Santos, David Sánchez

Chœurs de l’Opéra de Lyon (chef des chœurs : Benedict Kearns), Maîtrise des Bouches-du-Rhône (dir. Samuel Coquard), Banda : Orchestre des Jeunes de la Méditerranée, London Symphony Orchestra, dir. Sir Mark Elder

Le programme

Le Prophète

Grand opéra en 5 actes de de Giacomo Meyerbeer (1791-1864), livret d’Eugène Scribe, créé le 16 avril 1849 à Paris, salle Le Peletier, Théâtre de la Nation

Concert du samedi 15 juillet 2023, Grand Théâtre de Provence, Festival d’Aix-en-Provence.