Il dono della vita eterna de Draghi : une exaltante redécouverte à Dijon

Croyant ou athée, personne ne peut être insensible à cette musique ni à cette interprétation aussi homogène que talentueuse. Bouleversant !

© Marc Dumont

Un oratorio dont l’histoire débute là où l’opéra-oratorio de Manza Il Paradiso perduto se termine : après la chute du jardin d’Eden

Le goût de Leonardo Garcia Alarcón pour aller dénicher des partitions oubliées est bien connu, comme ce fut le cas avec Falvetti et son Diluvio universale de 1682, redécouvert en 2010 et joué, depuis, des dizaines de fois. En sera-t-il de même avec cet oratorio d’Antonio Draghi, Il dono della vita eterna ?

L’an dernier, à Lyon, Franck-Emmanuel Comte et son ensemble, Le Concert de l’Hostel Dieu, redonnaient vie à un opéra-oratorio passionnant signé Luigi Manza (1657-1719 ?) : Il Paradiso perduto. Ce fut un paradis retrouvé[1]. Et ce mardi soir, à Dijon, ce fut une autre révélation, dont l’histoire débutait là où l’opéra-oratorio de Manza se terminait : après la chute du jardin d’Eden.

On connait si peu de partitions de Draghi. Son corpus est pourtant immense, qui repose à la bibliothèque de Vienne. Christophe Coin nous avait fait découvrir un de ses oratorios sacrés, La vita nella morte (1688) dans un enregistrement Auvidis de 1998. Puis, plus rien jusqu’à son opéra El Prometeo (1669), servi en ces lieux mêmes par Leonardo Garcia Alarcón en 2018[2].

Antonio Draghi, bien que né à Rimini, fut un des compositeurs les plus viennois qui soit – dans le goût de l’époque, puisqu’il se fait le chantre de l’italianità, celle de la Contre-Réforme catholique conquérante. Vienne se met alors au diapason de l’Italie : on écrit les livrets en italien, on chante en italien, on pense italien comme on prie en latin.

En 40 ans de carrière viennoise, Draghi le prolifique a laissé 67 opéras, 37 oratorios et nombre de sérénades, bénéficiant d’un privilège exclusif sur les scènes de la ville grâce à l’appui indéfectible de l’Impératrice Éléonore de Neubourg, troisième épouse de l’Empereur Leopold 1er. Elle fut le soutien indéfectible de Draghi, Kappelmeister de la Cour – une charge lui assurant de très substantiels revenus.

Souverain guerrier, administrant d’une main de fer le Saint-Empire Romain Germanique, Lépolod  1er subit le siège de Vienne par les Ottomans en 1683, fit repousser les Turcs, engageant ainsi une reconquête tant territoriale qu’idéologique. L’heure fut alors à l’affirmation intangible d’une foi catholique revivifiée et l’Empereur, attentif aux arts, était également un compositeur d’œuvres principalement religieuses dont les thématiques piétistes font écho aux partitions de Draghi.

Avec l’œuvre au programme de ce concert, astucieusement mise en espace par Anaïs de Courson, il s’agit d’un passage du désespoir ontologique à l’espérance solaire selon laquelle « la mort du Christ est la vie éternelle » comme il est chanté dans un long chœur final en canon.

La partition d’Il dono della vita eterna (1686) étonne, émerveille, par son instrumentation et ses couleurs, par un langage des émotions totalement propre à Draghi. Il connaissait bien Monteverdi et Cavalli pour les avoir chantés – cela s’entend dans des moments proche du madrigal. Mais il les transfigure par son écriture personnelle qui empoigne l’auditeur dès les premières notes pour ne plus le lâcher. Cet oratorio pourrait être un opéra – du moins dans sa première partie – tant le sens du drame est évident. Pourtant, cette représentation sacrée vire à un dolorisme poussé à son paroxysme avec l’évocation redoublée – du sacrifice du Christ. Débuté de façon angoissée, haletante, la composition se clôt en histoire édifiante, en catéchisme musical inspiré.

Des ténèbres à la lumière : une magistrale interprétation musicale

Le spectacle débute par la noirceur sans retour d’un texte coup de poing, contemporain, évoquant les catastrophes de notre monde du XXIe siècle, « résidu d’un truc qui est déjà mort ». C’est le baryton Victor Sicard,  bouleversante incarnation du « genre humain », qui déclame, hurle, avertit, constate. Noirceur immédiatement relayée par un chatoiement instrumental sombre. La musique s’installe : violon fulgurant (formidable Yves Ytier), harpe subtile (Marie Bournisien, toujours magique), flûte douce (Rodrigo Calveira), cornet suave (Cathérine Dorücü Renno) et orgue positif imposant. C’est le chef lui-même qui officie dans une disposition instrumentale très particulière puisqu’il fait face au public, contrairement à l’habitude.  Ainsi, les tuyaux de l’instrument projettent un son bien plus puissant que de coutume, ce qui parfois a eu tendance à couvrir l’orchestre. Et son orgue fut d’ailleurs – tout au long de la soirée – le vrai personnage principal. Leonardo Garcia Alarcón dirige donc de face avec une énergie de tous les instants, un engagement et une flamme qui lui sont coutumières. Avec ce sens des contrastes aussi. Et d’emblée, le drame est installé : qu’attendre de cette vie condamnée à l’errance et à l’angoisse ?

© Marc Dumont

La plainte du Genre humain nous bouleverse par le chant puissant de Victor Sicard, dont les sons filés semblent puisés au fond du désespoir. Le violoncelle profond de Balasz Maté, toujours aussi inspiré, annonce l’air qui ne voit de futur que « la mort éternelle » puisque « ta lumière s’est ternie ». Le contreténor Christopher Lowrey, symbole de cette Mort éternelle, fait alors une entrée remarquée par un air bouleversant qui regarde davantage vers le baroque que vers le parlar cantando. Draghi innove : loin de la pompe des musiques versaillaises, sa foi musicale fouille le cœur humain et ses peurs. Cet air s’enchaine à un chœur et la fluidité de l’écriture de Draghi nous empoigne en dessinant un tableau des passions. Les récitatifs vivent à plusieurs voix. Le sens dramatique de Nicolo Minato, librettiste hors pair et complice de Draghi, fait des merveilles.

C’est alors que survient la lumière, l’espérance d’une autre voie, celle de l’Amour divin, divinement interprété par Mariana Flores, dont la puissance, la poésie, les mélismes font de ce personnage le phare de ce spectacle. Elle est la consolation bouleversante, promesse d’une éternité dans l’au-delà de la mort. Elle raconte la passion du Christ. Et Dieu le père lui-même est convoqué. Ému, compatissant, il consent à la miséricorde. Touchant, Alejandro Meerapfel y est parfait car humain.

Dans l’opéra El prometeo, Leonardo Garcia Alarcón avait complété lui-même un troisième acte disparu[1]. Dans l’oratorio, il insère (le matin même de la représentation…) un air apocryphe, sur un texte que Monteverdi n’avait pas mis en musique pour Le retour d’Ulysse, et qu’il compose alla Draghi, bluffant tout le monde tant le style est idoine. Christopher Lowrey, venu chanter au milieu du public, y fut, là comme ailleurs, parfait de sobriété et de sentiment.

La soirée s’est achevée en triomphe, avec quelques mots du chef et la reprise du chœur final. Mais cette fois-ci, tous les chanteurs, solistes excellents et membres du chœur de Namur, étaient dispersés dans la salle, intégrant le public dans cette expérience musicale et spirituelle du Don de la vie éternelle. Croyant ou athée, personne ne peut être insensible à cette musique ni à cette interprétation aussi homogène que talentueuse. Bouleversant !

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[1] Voir le compte-rendu ici : https://www.premiereloge-opera.com/article/compte-rendu/concert/2022/03/24/il-paradiso-perduto-de-luigi-manza-un-paradis-retrouve-franck-emmanuel-comte/

[2] Enregistré et paru chez Alpha en 2020.

[3]  « A vrai dire, si je me suis inspiré de la manière dont Draghi traite la mélodie et la basse, je n’ai pas cherché à écrire dans son style, à en faire une imitation. J’ai écrit une musique au dramatisme assez monteverdien, qui était appelé par le texte, et par le fait que Draghi lui-même, lorsque Prométhée est abandonné par exemple, choisit un style monteverdien plus pur que Cavalli ne l’utilisera jamais. » (cité dans https://www.forumopera.com/cd-dvd-livre/el-prometeo-dantonio-draghi-et-leonardo-garcia-alarcon-une-resurrection-et-une-revelation/ )

© Marc Dumont

Les artistes

Amore divino : Mariana Flores
Genere umano : Victor Sicard
Morte eterna : Christopher Lowrey
Odio infernale : Raphaël Hardmeyer
Dio Padre : Alejandro Meerapfel
Merito di Christo/ Peccato d’Adamo : Fabio Trümpy
Grazie : Maud Bessard-Morandas
Vita eterna : Andrea Gavagnin

Capella Mediterranea – Leonardo Garcia Alarcón, direction

Mise en espace : Anaïs de Courson
Lumières : Vincent Tudoce

Le programme

Il dono della vita eterna 

Oratorio al santo sepolcro d’Antonio Draghi (1634-1700), créé à Vienne en 1686.

Concert du mardi 30 mai 2023, Auditorium de Dijon