VENI CREATOR SPIRITUS… : À LA SCALA, UNE HUITIÈME DE MAHLER AU SOUFFLE PUISSANT

C’est sous des ovations soutenues que s’est achevée, au Teatro alla Scala, la dernière des trois soirées de concert consacrées à la symphonie n°8 de Gustav Mahler : un moment d’immersion totale dans une partition unique en son genre.

Les amateurs de concert – et de la musique de Mahler – le savent bien : ce que cristallise cette symphonie n°8 dite des Mille en termes de puissante énergie et d’aspiration à l’harmonie universelle constitue un exemple exceptionnel d’écriture musicale inspirée… au point que les biographes du compositeur rappellent souvent que Mahler avait l’impression que l’œuvre lui était « dictée[1] » par le Saint Esprit qui s’était emparé de lui et ne l’avait pas lâché jusqu’à la double barre finale !

Sans pouvoir nous hasarder sur ce terrain, c’est cependant à une exécution forcément monumentale qu’il nous a été donné d’assister : avec quelque 504 exécutants – dont 370 choristes issus du chœur de la Scala et du chœur de la Fenice, 60 enfants issus du chœur de voix blanches de l’Académie de la Scala – placés sous la direction faite de fulgurances et de moments extatiques d’un Riccardo Chailly transfiguré, cette partition torrentielle n’aura pas eu besoin d’atteindre un effectif de « mille » participants – chiffre n’ayant plus jamais été atteint au lendemain de la création munichoise en 1910 – pour recueillir l’enthousiasme d’un théâtre de la Scala archicomble et, bonheur suprême, d’un public de tous âges.

Une cantate sacrée….presque chantée d’un bout à l’autre

Chantée presque d’un bout à l’autre, la Huitième offre, on le sait, un condensé de toutes les messes, oratorios voire opéras que Gustav Mahler n’a pas souhaité composer. Ici, la voix humaine est sollicitée jusqu’à des limites techniques peut-être encore plus élevées que dans certains ouvrages de Richard Strauss – en particulier pour les parties solistes des sopranos I et II (Magna peccatrix et Une pénitente) – et toutes les soprani choristes sont censées atteindre le contre-ut.

Si le réseau des thèmes et motifs de la symphonie est finalement assez réduit, son entrelacs dans la tonalité dominante de mi bémol majeur fonctionne sur la répétition et permet de construire l’ouvrage sur une assise solide.

L’importance des paroles dans la première partie – Veni Creator Spiritus – comme dans la deuxième – dernière scène du Faust de Goethe – permet très vite à l’auditeur de constater combien le compositeur sait créer des paysages vocaux très contrastés, servis à la fois par le chœur, reflétant les colères divines (Hostem repellas longius) et l’harmonie du cosmos, et par les huit solistes, sorte de petit chœur à côté du grand, auxquels sont souvent réservés les passages empreints de douceur, et ce dès l’intervention initiale du Pater ecstaticus, confié à la voix de baryton, dont le thème du Chorus Mysticus vient, au final, parachever l’édifice. C’est dans la dernière partie de l’ouvrage que la partition varie à l’infinie le motif dit de la Mater Gloriosa et regarde de plus en plus haut vers le Ciel, alors que les cimes musicales permettent d’introduire à l’orchestre les sons du célesta, du piano et des harpes.

Riccardo Chailly et la huitième de Mahler, une quête de fusion entre foi et humanisme

© Gewandhausorchester Leipzig

L’histoire d’amour entre l’illustre maestro milanais et l’œuvre symphonique du compositeur originaire de Bohème ne date pas d’hier : c’est même l’histoire d’une vie depuis qu’assistant de Claudio Abbado à la Scala puis chef permanent de l’orchestre du Concertgebouw d’Amsterdam, Chailly découvre, dirige et enregistre l’intégrale des symphonies de Mahler. De fait, lors de la dernière soirée à laquelle nous avons assisté, après que le maître actuel des lieux Dominique Meyer est monté sur scène pour demander au public une minute de silence à la mémoire des victimes des violentes inondations d’Emilie-Romagne, c’est dans une atmosphère recueillie et un silence parfait, préservés durant les quelque 92 minutes de durée de l’œuvre, que Riccardo Chailly construit sous nos yeux l’édifice grandiose de ce chef-d’œuvre si singulier.

 Dès que s’élève, fougueuse, la baguette du maestro et que l’imposante sonorité de l’orgue donne le coup d’envoi de l’explosion sonore du Veni Creator Spiritus, on est enveloppé par une intensité sonore qui ne nous quittera plus jusqu’à la sublime péroraison finale des cuivres de l’orchestre qui boucle le cycle de l’ouvrage. Pas de temps mort dans cette direction où l’on ne traîne jamais ! Pas de fioritures non plus mais une direction privilégiant l’engagement et une certaine urgence dramatique qui permet de garder vivace la clarté d’un discours musical précis et nuancé où la ferveur est davantage théâtrale que religieuse.

Pour nous entraîner dans son envol et cette grande perspective vers les hauteurs, le maestro Chailly sait pouvoir compter sur la préparation sans faille d’un chœur parmi les meilleurs des maisons de théâtre du monde : parfaitement préparé par le rigoureux Alberto Malazzi, le chœur de la Scala, dont la perfection de chacun des pupitres est simplement impressionnante, était pour l’occasion renforcé par le chœur de la Fenice de Venise, lui aussi impeccable, auquel venait s’ajouter les soixante enfants du chœur des voix blanches de l’Académie du théâtre de la Scala à la sonorité toujours ronde et au phrasé angélique parfait.

Côté solistes, passé la déception d’apprendre les forfaits successifs des étoiles lyriques Marina Rebeka et Krassimira Stoyanova – prévues en soprano I et II – on est heureux de constater que le théâtre de la Scala sait remplacer au moins à niveau égal, avec des artistes du calibre de Ricarda Merbeth, une habituée de la partie de Magna peccatrix tout comme de celle d’Una Poenitentium qu’elle interprétait aux Chorégies d’Orange en 2019. On reste confondu par l’aisance et la puissance d’un aigu pourtant régulièrement soumis à l’épreuve d’Elektra, de la Brünnhilde du Ring – qu’elle retrouvera encore à Vienne dans quelques jours – et, sous peu, de la teinturière de La Femme sans ombre ! À ses côtés, même si l’on n’est peut-être pas au même degré d’intensité – surtout en comparaison de la voix initialement prévue de Krassimira Stoyanova – le soprano II de Polina Pastirchak est suffisamment souple et flûté pour remplir son rôle et se mêler admirablement à celui de Riccarda Merberth face à un Riccardo Chailly toujours attentif à ses solistes. Si les voix des deux altos, Wiebke Lehmkuhl et Okka von der Damerau sont moins exposées et n’appellent des éloges, c’est la voix angelicata de la jeune et prometteuse soprano suisse Regula Mühlemann[2] qui capte l’attention lors de son unique intervention finale, depuis le fond de scène, en Mater Gloriosa : l’un des moments évidemment suspendus de l’ouvrage !

Pour certains spectateurs avec lesquels nous avons pu échanger, c’est véritablement avec l’intervention – brève mais ô combien émouvante – du Klaus Florian Vogt du baryton allemand Michael Volle que la soirée bascule vers l’exceptionnel : comment, en effet, ne pas rendre les armes à l’instant même où s’élèvent les magnifiques paroles pleines d’humanisme de ce personnage ? Un bonheur n’arrivant jamais seul, et sans pour autant oublier la voix parfaitement projetée de la basse estonienne Ain Anger, les interventions ténorisantes de Klaus Florian Vogt – rescapé de la distribution initiale ! – nous ont, s’il en était besoin, à nouveau fait entendre la singularité exceptionnelle de ce timbre à la fois viril et angélique – Lohengrin idéal ! – pour lequel la partie techniquement complexe de ténor de la huitième semble avoir été écrite.

À l’issue de cette soirée mémorable, il nous a semblé mieux comprendre ce que Gustav Mahler pouvait écrire à son ami, le chef d’orchestre Willem Mengelberg, à propos de sa huitième symphonie, le 15 octobre 1906 : « Je viens de terminer ma huitième symphonie. Imaginez que l’univers commence à résonner et à chanter. Ce ne sont plus des voix humaines, mais des planètes, des soleils en rotation… ».

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[1] Richard Specht, Gustav Mahler, Schuster et Loeffler, Berlin, 1913, p.252.

[2] Regula Mühlemann  https://www.youtube.com/watch?v=jNGu0RkTvyc

Les artistes

Soprano I (Magna Peccatrix) : Ricarda Merbeth
Soprano II (Una Poenitentium) : Polina Pastirchak
Soprano III (Mater Gloriosa : Regula Mühlemann
Alto I (Mulier Samaritana) : Wiebke Lehmkuhl
Alto II (Maria Aegyptiaca) : Okka von der Damerau                   
Ténor (Doctor Marianus) : Klaus Florian Vogt
Baryton (Pater ecstaticus) : Michael Volle
Basse (Uno Poenitentium) : Ain Anger

Chœur du Teatro alla Scala, direction : Alberto Malazzi
Chœur du Teatro alla Fenice, direction : Alfonso Caiani
Chœur de voix blanches de l’Académie du Teatro alla Scala, direction : Bruno Casoni

Orchestre du Teatro alla Scala, direction : Riccardo Chailly

Le programme

Symphonie n°8 en mi bémol majeur, dite « des Mille » créée à Munich, les 12-13 septembre 1910

Musique : Gustav Mahler  (1860-1911)

Texte : d’après l’hymne latin Veni Creator Spiritus du moine Hrabanus Maurus (780-856) et la scène finale du deuxième Faust de Goethe  (1749-1832)