Il Caravaggio redonne vie aux Génies de Mademoiselle Duval

Photo (capture d’écran) prise au cours des répétitions : l’ensemble Il Caravaggio, Guilhem Worms, Camille Delaforge.

Après des siècles de silence quasi absolu, on n’en finit pas de redécouvrir les œuvres et les personnalités des musiciennes qui ont tenté, tant bien que mal, de se faire une place dans une histoire de la musique très largement – et même presque exclusivement – dominée par le genre masculin (du moins pour ce qui est de la composition). Et l’on voit naître aujourd’hui, quasi quotidiennement, des festivals, des concerts, des enregistrements dédiés aux compositrices : les Festivals « Présence Compositrices », « Musiciennes à Ouessant », « Un temps pour elles », « Chambre de printemps / Ferme de Villavard » ; les concerts « Compositrices et mélodie française » (Opéra de Paris), « Les compositrices, en avant ! » (Saint Germain en Laye), « Femmes compositrices, une plume pour seule arme » (Saison musicale des Invalides), « Compositrices romantiques » (Théâtre des Champs-Élysées) ; la prochaine re-création du Fausto de Louise Bertin au Théâtre des Champs-Élysées ; la toute récente parution du coffret de 8 CD « Compositrices » (Palazzetto Bru Zane) ne sont que quelques exemples puisés dans l’impressionnant catalogue d’événements musicaux actuellement dédiés aux femmes musiciennes, qui trouvent là une belle occasion de prendre une revanche, certes tardive mais éclatante.

L’Opéra Royal de Versailles n’est pas en reste, qui propose, après Céphale et Procris d’Élisabeth Jacquet de La Guerre (donné en janvier dernier), les rarissimes Génies de Mademoiselle Duval. Œuvre parfaitement inconnue, d’une (presque) parfaite inconnue… Qui est donc cette « Mademoiselle Duval », dont on ignore jusqu’au prénom ? Comment a-t-elle réussi l’exploit de faire représenter son opéra-ballet en 1736 sur la scène de l’Académie royale de musique, alors qu’elle était âgée d’une toute petite vingtaine d’années et ne jouissait d’aucune notoriété artistique particulière ?

Benoît Dratwicki[1], dans la notice qu’il a rédigée pour le programme du spectacle, et Raphaëlle Legrand, dans la petite conférence introductive qu’elle a proposée au public avant le concert, apportent quelques explications : la présence de Mademoiselle Duval sur la scène de l’Académie royale de musique s’explique certes par son talent (nous y reviendrons), mais aussi par certains appuis qui lui ont de toute évidence été bénéfiques : sa mère faisait partie du corps de ballet de l’Opéra ; sa tante n’était autre que la célèbre Marie Antier, qui participa à la création d’Hippolyte et Aricie de Rameau (avant de créer précisément les Génies de sa nièce) ; et Mademoiselle Duval était également liée au Prince de Carignan (à qui est dédiée l’œuvre), « inspecteur de l’Opéra », qui décidait probablement en partie des programmations de la vénérable institution (et était également, accessoirement… l’amant de Marie Antier).

Quoi qu’il en soit, l’œuvre est créée le 18 octobre 1736, sous les yeux d’un public médusé de voir trôner une femme au milieu d’un orchestre exclusivement masculin. L’œuvre sera assez vite oubliée, mais elle eut en son temps les honneurs d’un compte rendu dans Le Mercure de France et suscita la curiosité de Voltaire. Si le langage musical de Mademoiselle Duval, selon Benoît Dratwicki, ne se caractérise pas par un aspect particulièrement novateur (il regarde plus vers Campra, Destouches et Mouret que vers Rameau, dixit le directeur artistique du Centre de musique baroque de Versailles), il n’en est pas moins d’une grande fraîcheur, sait faire preuve ici ou là d’originalité, et fait alterner des pages tour à tour nobles, violentes, empreintes de furie ou de tendresse. Ce n’est pas le moindre mérite de la compositrice que d’avoir su créer une musique variée et suscitant un intérêt toujours renouvelé à partir d’un livret (signé Jacques Fleury) somme toute plutôt conventionnel : alors que les Génies élémentaires (la terre, le feu, l’eau, les airs) sont invités à parcourir la Terre dans le Prologue, l’Amour manifeste sa toute-puissance, laquelle sera déclinée au gré des quatre entrées (« Les Nymphes ou l’amour indiscret », « Les Gnomes ou l’amour ambitieux », « Les Salamandres ou l’amour violent », « Les Sylphes ou l’amour léger »).

C’est à Camille Delaforge et à ses musiciens qu’incombe la tâche de faire revivre cette partition oubliée. L’ensemble Il Caravaggio a maintenant acquis une belle visibilité dans le paysage musical baroque, et l’on peut compter sur les musiciens qui le composent pour, sous la direction toujours vive et enthousiaste de leur cheffe, déployer un tapis sonore complice des voix et rendre compte au mieux des différentes atmosphères dont se compose cet opéra-ballet : irrésistible jubilation par laquelle la scène IV de la première entrée s’achève ; violente tempête qui voit « les flots se soulever » (première entrée, scène 5) ;  grâce éthérée de l’entrée de Lucile ; ou encore fureur de Numapire, soutenue par  l’accompagnement superbe des cordes, plein de fièvre et de tension. Bravo également au Chœur de l’Opéra Royal, parfaitement impliqué et toujours d’une grande justesse.

Le concert a en outre bénéficié d’une excellente distribution, et il faut ici louer chacun des interprètes pour leur adéquation stylistique, la ferveur de leur engagement et leurs qualités vocales (le timbre clair et agréable des ténors Étienne de Bénazé et Paco Garcia, la musicalité sans faille de Cécile Achille et Florie Valiquette, le chant noble du baryton Matthieu Walendzik).
Marie Perbost, Anna Reinhold et Guilhem Worms sont particulièrement gâtés par la partition. Le baryton-basse fait valoir une projection vocale pleine d’aisance mais aussi une belle virtuosité. De la mezzo, on apprécie la ligne de chant châtiée, qui conserve une belle homogénéité même lorsque le médium et le grave sont particulièrement sollicités – comme dans la scène de la principale Nymphe clôturant la première entrée. Enfin, Marie Perbost fait montre d’une parfaite habileté à passer d’un registre dramatique à un autre, faisant alterner avec une grande efficacité – et une voix toujours égale – l’élégie, la déploration ou le désespoir amoureux.

Si vous n’avez pu assister au concert, rassurez-vous : il a fait l’objet d’un enregistrement, qui permettra également d’entendre l’intégralité de l’œuvre – la quatrième entrée n’ayant pas été jouée ce mardi soir…

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[1] Benoît Dratwicki a également complété la partition, qui ne nous est parvenue que sous forme réduite.

Les artistes

Lucile, Zaïre, Isménide, Florise : Marie Perbost 
Amour, Zamide, une Sylphide : Florie Valiquette 
La Principale Nymphe, Pircaride : Anna Reinhold 
Léandre : Etienne de Bénazé 
Un Indien, un Sylphe : Paco Garcia 
Zoroastre, Numapire : Guilhem Worms 
Zerbin, Adolphe : Matthieu Walendzik 
L’Africaine : Cécile Achille 
Une Nymphe : Virginie Lefebvre 

Le Chœur de l’Opéra Royal, Ensemble Il Caravaggio, dir. Camille Delaforge 

Le programme

Les Génies

Opéra-ballet en un prologue et quatre actes de Mademoiselle Duval, livret de Jacques Fleury, créé à l’Académie royale de musique à Paris en 1736.

Concert du mardi 7 mars 2023, Château de Versailles, salle des Croisades.