« Compositrices et mélodies françaises » à l’Amphi Bastille – Reines par la faveur des dieux

Qu’importe qu’elles n’aient pas toutes été, comme la Didon de Berlioz, reines par la beauté ou la grâce ! Reines, elles le furent bien par « le génie » ou « la faveur des dieux », ces compositrices dont une lutte opiniâtre parvient enfin à révéler les œuvres. Toutes ces créatrices ne sont pas égales devant l’oubli, car d’aucunes ont été mieux traitées par la postérité, même si ce n’est pas toujours pour les meilleures raisons. Parmi les six noms au programme lors de cette soirée présentée par l’Académie de l’Opéra de Paris, on va ainsi des plus fameux au plus oubliés, mais c’est aussi l’occasion de réviser ou de confirmer certains jugements. Ainsi de Nadia Boulanger, par exemple, dont la célébrité tient avant tout à son rôle de pédagogue, ce que ne démentiront pas les trois mélodies que l’on entend, assez convenues et qui évoquent vaguement Fauré sans qu’une véritable personnalité créatrice se fasse jour : tout le contraire de sa sœur Lili, qui méritait ô combien le Prix de Rome qu’elle fut en 1913 la première femme à remporter. Pauline Viardot fut longtemps connue comme « fille de », « sœur de » ou « amie de » (Manuel Garcia, Maria Malibran, Ivan Tourgueniev), ou comme « interprète de », mais les dernières décennies ont permis de redécouvrir de quoi elle était capable comme compositrice. Grâce à Anne-Sofie von Otter, Cécile Chaminade retrouve peu à peu droit de cité. Augusta Holmès, personnage hors du commun, commence enfin à se faire entendre. Quant à Rita Strohl, c’est peut-être la dernière venue, l’exhumation de son œuvre ne faisant encore que commencer. Si l’on salue cette initiative, on espère que viendra bientôt le temps où il ne sera plus nécessaire de regrouper ces dames, puisque leur musique a amplement les qualités nécessaires à affronter la concurrence masculine au sein d’un programme de mélodies.

Malgré une douceur déjà quasi printanière, l’hiver n’en finit pas de faire sentir ses effets : la veille, Marie Perbost devait annuler sa participation à un concert donné avec Les Surprises, Salle Cortot, et ce jeudi-soir, c’est Marine Chagnon qui transforme en trio de chanteurs ce qui aurait dû être un quatuor, faisant passer à la trappe les quelques duos prévus et imposant un remaniement de dernière minute. Le programme n’en est pas moins substantiel, et c’est « grâce à » cette défection que Lili Boulanger est apparue alors qu’elle ne devait pas figurer parmi les compositrices ainsi honorées. Sa présence est à mettre au crédit du ténor britannique Laurence Kilsby, véritable révélation de cette soirée. S’exprimant dans un français pratiquement irréprochable – condition assez indispensable dans ce répertoire –, cet artiste déploie en outre une richesse de nuances et une manière d’incarner les textes qu’il a à déclamer qui forcent l’admiration. S’il ne peut rendre les mélodies de Nadia Boulanger plus intéressantes qu’elles ne sont (à part « Versailles », qui tranche un peu), il rend pleinement justice aux extraits de Clairières dans le ciel, le cycle de sa sœur Lili, et l’on se réjouit qu’après Cyrille Dubois vienne un autre ténor capable de s’approprier cette œuvre à son tour. Et si le chanteur est une révélation, les quatre poèmes de Baudelaire mis en musique par Rita Strohl qu’il interprète en ouverture du concert en sont également une : magnifiquement défendues par le jeu délicat de Guillem Aubry, pianiste d’une grande sensibilité, ces mélodies se hissent au rang des meilleures compositions du genre.

Margarita Polonskaya a choisi, elle, de chanter dans sa langue natale puisqu’elle met sa belle voix au service des mélodies en russe de Pauline Viardot qu’elle propose, avec l’accompagnement plein d’entrain de Carlos Sanchis Aguirre au piano. En entendant « Sur les collines de Géorgie », on en vient à se demander si la compositrice assista à la création de La Force du destin à Saint-Pétersbourg en 1862, car cette mélodie, datée de l’année suivante, cite le motif ascendant qui revient dans l’ouverture de l’opéra de Verdi. C’est avec Augusta Holmès que se termine le concert, et trois pages tirées de ses stupéfiantes Sept Ivresses. On avait déjà remarqué lors du concert de décembre l’authentique timbre de basse d’Adrien Mathonat : ces mélodies sont en fait de véritables airs d’opéra très influencés par Wagner, et l’on voudrait seulement que leur interprète, mette un peu plus en avant l’articulation du texte afin de les rendre parfaitement intelligibles, en plus de déployer ses grandes qualités théâtrales et vocales. L’indisposition de Marine Chagnon nous aura privés des mélodies de Cécile Chaminade, qui est néanmoins présente à travers ses œuvres pour piano, trois extraits de ses Pièces romantiques pour quatre mains, qu’on rapprocherait volontiers du Fauré de Dolly mais un charme tout à fait personnel, et une « Berceuse arabe » dont Guillem Aubry dispense tout le mystère mélismatique.

Elaboré en partenariat avec le Palazzetto Bru Zane, ce concert sera donné à Venise le 8 mars, mais il n’est pas impossible que le programme en soit un peu différent. A suivre donc.

Les artistes

Laurence Kilsby, ténor
Margarita Polonskaya, soprano
Adrien Mathonat, basse
Guillem Aubry, Carlos Sanchis Aguirre, piano

Le programme

Compositrices et mélodie française

Mélodies et œuvres pour piano de Pauline Viardot, Cécile Chaminade, Lili et Nadia Boulanger, Rita Strohl et Augusta Holmès.

Rita Strohl, Mélodies
La cloche fêlée
Le Revenant
La Tristesse de la Lune
La Mort des pauvres
Pauline Viardot, Mélodies sur des poésies russes
Évocation
Chuchotement
Sur les collines de Géorgie
Les Deux Roses
Le Prisonnier
Cécile Chaminade, 6 pièces romantiques, op. 55
Primavera
La Chaise à porteur
Sérénade d’automne
Nadia Boulanger, Mélodies
Versailles
Elégie
Cantique
Lili Boulanger, Clairières dans le ciel
Vous m’avez regardé avec toute votre âme
Les Lilas qui avaient fleuri
Deux Ancolies
Augusta Holmès, Les sept ivresses
La Gloire
La Haine
L’Or

Opéra National de Paris Bastille, Amphithéâtre Olivier Messiaen, concert du jeudi 16 février 2023.