HÉRODIADE – Divines voluptés aux Champs Élysées

Une distribution quasi parfaite enflamme l’Hérodiade de Massenet au Théâtre des Champs-Élysées

Hasard des programmations des maisons d’opéra, le Théâtre des Champs Élysées offrait à son public enthousiaste vendredi 25 novembre la première des filles de l’Hérodias de Flaubert, cette Hérodiade de Massenet (1888) dont l’héroïne est véritablement sa fille Salomé, figure qui cristallise tous les fantasmes érotiques qu’un Occident judéo-chrétien projette sur un Orient lointain et dont s’emparent successivement Richard Strauss, avec sa Salomé d’après Oscar Wilde (1905), à l’affiche de la Bastille il y a peu, Florent Schmitt avec sa Tragédie de Salomé (1907), sans oublier Salomé, tragédie lyrique d’Antoine Mariotte (1908), elle aussi sur le texte de Wilde.

Donnée en version concert, cette Hérodiade permettait de penser qu’on pourrait l’écouter sans fermer les yeux et redouter dépeçage d’enfants et autres viols collectifs comme ce fut le cas récemment à la Bastille. Il est vrai que le texte que Massenet met en musique présente assez de ce souffre dont la Bastille semble vouloir saupoudrer ses productions récentes, avec ce mélange si hardi de sacré et de sensuel qu’il provoqua un scandale lors des représentations d’Hérodiade à Lyon en 1885-1886 et la mise à l’index de l’opéra par les autorités catholiques jusqu’en 1926. Car enfin, quoi de plus coquin d’imaginer un Jean-Baptiste près de mourir, se recueillant prêt à mourir et soudain traversé par la flamme du désir sensuel au souvenir de cette jeune admiratrice exaltée qui lui avoue son amour, au risque de perdre la palme du martyre et sa place au paradis. N’est-ce pas réécrire les Évangiles à la sauce de l’abbé Prévost ou de Crébillon et faire du Précurseur un Des Grieux sous le fouet du désir ? Et que dire des rêveries érotiques d’Hérode, agrémentées d’un saxophone voluptueusement satiné, dont la « Vision fugitive » évoque quelque plaisir solitaire ? Mais tout est dans la litote et dans la musique, qui stimulent bien plus l’imagination que la triste réalité : comme le dit le poète la chair est vite triste. Ici, Hérodiade, mère indigne, cherche à se venger d’une rivale, Salomé, qui n’est autre que la fille qu’elle a abandonnée après sa naissance et qu’Hérode poursuit de ses ardeurs alors que Salomé, sous le charme de la parole de Jean le Prophète, lui offre un amour pur et sincère qu’il lui faut refuser vu sa mission divine. C’est la dynamique classique de l’Andromaque de Racine, assaisonnée d’inceste, avec une Salomé qui s’immole pour suivre Jean dans l’immortalité.

L’inconvénient d’une version concert pour un opéra comme Hérodiade, qui sacrifie au format du grand opéra historique hérité d’Auber, Halévy et Meyerbeer, c’est qu’il comporte de nombreuses interventions du chœur, — chœur des Juifs en prière puis révoltés contre les Romains ou demandant la tête de Jean et chœur des Romains victorieux—, qui accentuent le contraste entre les scènes intimes qui réunissent les protagonistes du drame et les scènes de foule qui passent parfois du grandiose au grandiloquent. Œuvre éminemment scénique et spectaculaire, la version oratorio se révèle assez frustrante. Et malgré l’écriture chorale inventive de Massenet et tout le talent des Chœurs de l’Opéra National de Lyon magnifiquement préparés par Benedict Kearns, on se prend à souhaiter de retrouver rapidement les solistes en solo ou en petits ensembles tant est grand le plaisir de les écouter. Peu nous chaud l’hymne à la grandeur de Rome à l’acte IV, animé de l’esprit revanchard, quand Massenet nous offre ces morceaux de bravoure de la partition, — émois de Salomé devant le prophète, plaintes d’Hérodiade, extase érotique d’Hérode, doutes de Phanuel, etc., dont je renonce à détailler les beautés.

Un plateau de rêve

De manière générale, il faut saluer l’excellente diction des solistes qui permettait de se libérer de la servitude des surtitres et de suivre note à note leur ligne de chant. Seule Ekaterina Semenchuk (Hérodiade) semblait mal à l’aise avec le français, au détriment parfois de sa ligne vocale dans son premier duo avec Hérode, sans toutefois affecter de beaux graves et ses aigus bien timbrés. Nicolas Courjal (Phanuel) basse au timbre un peu clair, s’est acquitté avec honneur et grandeur de « Dors cité perverse » et de son duo avec Hérodiade. Etienne Dupuis, en habit de soirée, a campé un superbe Hérode à la fois veule et calculateur, esclave d’un désir exacerbé avec des aigus triomphants dans « Vision fugitive ». Si perversité il y avait, elle était nichée dans sa voix.

Face à ce pupitre de voix graves, le duo incandescent des jeunes premiers. Dès son entrée avec « Phanuel je cherche ma mère », Nicole Car en Salomé avait conquis son auditoire par la chaleur de son timbre, rond, riche, pulpeux et homogène, la souplesse de sa voix, l’art de dessiner ces volutes sensuelles que Massenet tisse dans sa partie, et sa silhouette à la Mucha. Comment résister à ce « Il est doux » avec ce contrechant délicieux du cor solo et l’on comprend que Jean puisse ensuite être troublé au souvenir de leur premier duo débordant de la passion brulante de la jeune femme, dont Nicole Car a exprimé la force et la fragilité, l’exaltation et le désespoir. En Jean-François Borras (Jean) elle avait un partenaire à sa hauteur, timbre éclatant, diction parfaite, velours de la voix, charme et nostalgie ou vigueur dans ses imprécations contre cette Jézabel d’Hérodiade, agilité et sureté dans les aigus.

Les « petits rôles » que ce soit la soprano Giulia Scopelliti, la Jeune Babylonienne qui verse à Hérode son breuvage hallucinogène, Pawel Trojak, basse, en Vitellius, Pete Thanapat, basse, très impressionnant Grand Prêtre ou Robert Lewis, ténor, la Voix dans le temple, tous solistes du Lyon Opéra Studio, étaient excellents.

©Jean-Louis Fernandez

À tous Daniele Rustioni offrait le soutien d’une direction ferme, attentive et passionnée, soulignant les beautés d’une partition où les motifs mélodiques de Massenet prennent souvent des tours inattendus et où, coloriste génial, il se plait à peindre les langueurs et les affres des passions, avec des traits de cordes ou de harpes généreux, ou ces atmosphères délicatement orientalistes comme cette petite Danse Babylonienne de l’acte II avec ces flûtes en duo. Gageons que bien des compositeurs de musique de péplum aient louché sur cette partition généreuse et sensible dont tous ont livré une remarquable interprétation, saluée par la longue ovation d’un public enthousiasmé.

Les artistes

Hérodiade : Ekaterina Semenchuk
Salomé : Nicole Car
Jean : Jean-François Borras
Hérode : Etienne Dupuis
Phanuel : Nicolas Courjal
Vitellius : Pawel Trojak*
Le grand Prêtre : Pete Thanapat*
Une Voix dans le temple : Robert Lewis*
Une jeune babylonienne : Giulia Scopelliti*
* solistes du Lyon Opéra Studio

Orchestre et Chœurs de l’Opéra National de Lyon, dir. Daniele Rustioni
Chef des chœurs : Benedict Kearns

Le programme

Hérodiade

Opéra de Jules Massenet, livret de Paul Milliet et d’Henri Grémont, d’après Hérodias de Gustave Flaubert, créé le 19 décembre 1881 au théâtre de la Monnaie de Bruxelles.
Paris, Théâtre des Champs-Élysées, Représentation en version de concert du vendredi 25 novembre 2022.