Philharmonie de Paris : une CLÉMENCE de luxe !

Tout était fait pour rendre cette soirée unique, sauf à suivre les représentations des musiciens à travers l’Europe. Une seule représentation, unique par la distribution plus que prometteuse. Reste que le concert a déçu certains afficionados de « la » Bartoli. Annoncé dans la brochure de saison, il se présentait plutôt comme un récital d’où certains commentaires entendus à l’entracte, désolés de ne pas l’entendre plus. Quel dommage que ces spectateurs ne soient pas rentrés au cœur du drame qui se jouait dans une des meilleures acoustiques qui soient !

Car la soirée fut largement à la hauteur des attentes. Quel plateau, quel orchestre (sur instruments anciens) et quel chœur ! Complice de Cecilia Bartoli depuis des années, directeur musical de l’orchestre depuis 2017, chef principal depuis 2019, Gianluca Capuano dirige en ses terres. L’entente musicale avec l’orchestre comme avec les chanteurs tient de l’évidence. Les musiciens s’écoutent, se regardent, répondent à la moindre inflexion du chef qui lui-même, attentif, se tourne sans cesse vers les solistes. Voir ce concert, mis en espace, est d’ailleurs bien plus excitant que de nombreuses mises en scène de la même œuvre.
L’ouverture donnait le ton de la soirée : précision, finesse des attaques, contrechants subtils, avec une énergie ravageuse et un sens du drame qui ne se démentait pas tout au long du spectacle. La cohésion totale du pupitre des cordes, mené du premier violon par Thibault Noally, était stupéfiante. Les sonorités des cors et trompettes naturelles, sans parler des instruments du clarinettiste Francesco Spendolini, ajoutaient au charme. Le continuo assuré par le pianoforte de Davide Pozzi, aux interventions toujours en situation, dans sa présence discrète dans l’orchestre comme dans son improvisation au début du second acte. Il dialoguait avec le violoncelle engagé, chantant ou tranchant, de Robin Geoffrey Michael.
L’attention ne se relâchait jamais, rebondissait sans cesse. Un jeu de scène sobre mais efficace ne faisait que renforcer la dramaturgie d’une partition trop longtemps déconsidérée.

Plus on écoute La Clémence de Titus, plus cette partition révèle sa force et ses beautés. Particulièrement ce soir, grâce à une énergie, un enthousiasme, une incarnation stupéfiants, donnant une vie de chaque instant aux récitatifs.
Un empereur trahi par son plus proche ami, Sesto, et celle qu’il choisit comme impératrice, Vitellia. Un régicide manqué (vive le théâtre !) et un pardon accordé en lieto fine, cette fin heureuse obligée, voilà la trame du drame.

Si le programme de salle présente l’oeuvre comme le testament lyrique de Mozart, c’est oublier les circonstances de sa création. Car il s’agit plutôt, surtout, d’un manifeste politique jeté à la face du très réactionnaire Leopold II, le soir de son couronnement comme Roi de Bohême, en septembre 1791, deux mois après la fuite à Varennes de Louis XVI et Marie-Antoinette (soeur de Leopold), au coeur du tournant de la Révolution Française, en plein discrédit de la royauté. En ce contexte, que le franc-maçon Mozart porte un message de clémence devant le plus rétrograde des monarques ne pouvait plaire. Et d’ailleurs, immédiatement, Leopold fit interdire les loges maçonniques en son Empire et arrêter de nombreux frères. La sublime musique mozartienne ne suffit pas à assurer une postérité à cette oeuvre que l’on a ensuite, jusqu’à nos jours encore, trop souvent dessaisi de son côté politique.

Mais ce soir, toute la fulgurance de l’inspiration mozartienne reprenait ses droits. Grâce à l’engagement de toute la distribution. Dès le premier duo entre Vitellia et Sesto, le ton était donné : Alexandra Marcellier[1] impressionnait d’emblée par un timbre, une ligne de chant et une présence qui donnait la réplique à une Cecilia Bartoli nous gratifiant de pianissimi ineffables dont elle a le secret. Et lorsque paraissaient ensuite la Servilia de Mélissa Petit et l’ Annio de Léa Desandre, on sentait que la soirée était sous le signe de la plus totale réussite.

© Matilde Fasso

Poétique, habité, leur duo laissait la place à l’entrée d’un Titus réellement impérial. Certains ténors laissent paraitre une fragilité du personnage et ses doutes ; ce n’est pas le cas de John Osborn. Sa voix forte, radieuse dès son premier air, offre le portrait d’un homme de pouvoir droit, solide, fidèle à sa parole, mais qui n’est pas dupe : « triste destin que celui des puissants » . Il chante avec force, celle de sa place, et non en force. Son grand air « Se all’impero… » est viril, conquérant. Il sait être tour à tour marmoréen, implacable (« les cieux conspirent à me pousser à la cruauté »), clément (« je sais tout, j’absous tout, j’oublie tout »), soutenu par les bien nommés Musiciens du Prince au service de cet Empereur du chant ! Impressionnant de bout en bout, John Osborn fut le seul à chanter avec partition – sur la tablette qu’il tenait à la main comme une table des lois.

Peter Kalman, l’autre voix masculine, impressionnait également par ses couleurs profondes. Son incarnation de Publio, qui n’a qu’un seul air dans la partition (« Tardi s’avvede ») mais de nombreuses intervention dans les récitatifs, était à l’unisson de toute la distribution.

Car pour ce qui est des quatre dames, ce fut un régal de tous les instants. Remarquons que trois d’entre elles sont des chanteuses françaises. Si la Servilia de Mélissa Petit semblait légèrement en retrait par son humble présence sur scène, c’est que le personnage y invite. Mais sa voix, ses vocalises subtiles de « S’altro che lacrime », son échange poétique avec l’Annio de Léa Desandre, dans leur duo « Ah perdona il primo affetto », nous enchantaient. Il faut dire que Léa Desandre a fait des merveilles tout au long de cette soirée. Après ses deux duos du premier acte, l’on attendait dans ses deux airs du second. « Torna di Tito… » dialoguait délicatement avec le pianoforte volubile de Davide Pozzi. Plus encore, dans « Tu fosti tradito », elle se révéla une mozartienne hors pair dans son interprétation aussi lumineuse que sensuelle. Immense succès – mérité – à l’applaudimètre final.

© D.R.

Il ne manquait pas de moments de grâce tout au long de cette soirée… Dès son premier air, aux vocalises impressionnantes de puissance et de maîtrise (« Deh se piacer mi vuoi »), la Vitellia d’Alexandra Marcellier nous captivait. Le célèbre rondo du second acte « Non più di fiori » la montrait dans toute la maîtrise de son vaste registre. Moment très attendu : Francesco Spendolini la rejoignit sur scène pour dialoguer avec son cor de basset, dont la douceur suave et sombre était parfois couverte par la petite harmonie de l’orchestre.

Les autres grands moments étaient dus à Cecilia Bartoli, magnifique Sesto tourmenté, en pleine possession de sa voix légendaire, jamais en vedette, mais membre d’un ensemble[2].  Au premier acte, elle nous a enchanté avec « Parto, ma tu ben mio », ce premier air accompagné par Francesco Spendolini, avec une clarinette de basset[3] plus présente en devant de l’orchestre, aux sonorités magiques. Son jeu sur les silences semblait arrêter le temps, nous envoutant. Les vocalises qui suivaient lui valurent un vrai triomphe. Et à l’acte suivant, « Deh per questo… » nous bouleversa, avec ses pianissimi murmurés, sa ligne de chant sur le souffle, qui tenait toute la salle en haleine.

© D.R.

Ainsi, de toutes les interprétations de La Clémence mozartienne que j’ai pu entendre, tant à la scène qu’au disque, celle-ci fut pour moi la plus cohérente, la plus dramatique, la plus aboutie, sur tous les plans. Le chef  Gianluca Capuano n’y fut pas pour rien. Oui : une Clémence de luxe rendant hommage à l’une des plus belles partitions de Mozart.

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[1] En novembre dernier, Alexandra Marcellier remplaçait, au pied levé, Aleksandra Kurzak dans Madame Butterfly à l’Opéra de Monte-Carlo. Triomphe. Voyez le le compte rendu d’Hervé Casini ici, et retrouvez Alexandra Marcellier en interview !

[2] Le site de Cecilia Bartoli : https://www.ceciliabartoli.com

[3] Clarinettes et cor de basset sont nettement associés à des instruments de la franc maçonnerie. Que Mozart ait choisi ces deux instruments pour deux de ses airs les plus originaux n’était, en ce mois de septembre 1791 et cette occasion impériale, pas du tout un hasard.

Les artistes

Tito : John Osborn
Publio : Peter Kalman
Vitellia : Alexandra Marcellier
Sesto : Cecilia Bartoli
Servilia : Mélissa Petit
Annio : Lea Desandre

Les Musiciens du Prince-Monaco, Il Canto di Orfeo, dir. Gianluca Capuano

Le programme

La Clemenza di Tito

Opera seria de Wolfgang Amadeus Mozart, livret de Caterino Mazzolà d’après Metastase et la Vie des douze Césars de Suétone, créé le 6 septembre 1791 au Stavovské divadlo (Théâtre des États)  à Prague,.

Philharmonie de Paris – Le 25 novembre 2022