Débuts attendus de Karine Deshayes dans NORMA

Comme l’on pouvait s’y attendre, les débuts de Karine Deshayes dans le rôle mythique de la druidesse gauloise ont constitué l’un des évènements majeurs de cette édition 2022 du festival d’Aix-en-Provence…

Le choix aujourd’hui légitime de l’édition critique de Maurizio Biondi et Riccardo Minasi

Entendre aujourd’hui Norma dans l’édition se basant principalement sur la partition manuscrite autographe, avec les modifications opérées par le compositeur au gré des premières représentations de l’ouvrage, permet au public connaisseur, depuis maintenant un certain nombre d’années[1] de se faire une idée un peu plus précise des intentions interprétatives de Bellini et sans doute aussi des servitudes auxquelles il pouvait être confronté parmi les premières voix de son chef-d’œuvre…

Le cadre de ce compte-rendu et les compétences musicologiques de son rédacteur ne se prêtant pas à l’exercice[2], qu’il soit simplement permis d’écrire que l’apport des musiciens et chefs d’orchestre baroques a désormais consacré une stylistique de l’ouvrage proposant de l’ancrer davantage dans l’idéal classique de l’opera seria du XVIIIe siècle et d’en montrer les infinies possibilités dynamiques de contrastes, respirations, silences et autres modulations. Pour mémoire, c’était déjà ce que Fabio Biondi avait proposé à Parme en 2001, dans sa version sur instruments d’époque mais nous semble-t-il avec un plus grand respect des capacités naturelles des voix alors dirigées. Car c’est là, selon nous, où le bât blesse. Au-delà du travail salutaire réalisé par Riccardo Minasi, ici à la tête de l’excellent ensemble Resonanz et du chœur Pygmalion, qui permet lors de cette soirée de réentendre différemment certaines couleurs de la partition, la tragédie lyrique de Felice Romani et de Bellini doit, prioritairement rester au service des voix et s’adapter à leurs moyens. De fait, l’accentuation fréquente voulue par le chef dans cette édition pour la partie des cuivres nous a souvent paru aller bien loin et, pour ne prendre qu’un seul exemple – mais il y en aurait hélas bien d’autres – exagérément ponctuer le dépit amoureux de Pollione clamant, lors du duo « Va, crudele » sur la phrase « No, ah ! non poss’io », qu’il ne peut quitter Adalgise. Plus gênant encore pour des chanteurs qui se confrontent tout de même à l’une des partitions vocales les plus exigeantes du répertoire, les accélérations brutales de tempo au détriment de la prononciation du texte mais, surtout, aux risques et périls de voix qui pourront alors être mises en difficulté : en cela, le terzetto final du premier acte, dans sa dernière partie, dépasse les bornes de la frénésie – pourtant souhaitée par le compositeur – et entraîne, selon nous, les chanteurs vers des limites techniques dont ils pourraient se passer. Surtout avec l’acte qui suit encore…

Un plateau vocal homogène auquel a sans doute manqué l’importance d’une vision scénique

Disons-le d’emblée : nous attendions impatiemment la confrontation des voix de Michael Spyres et de Karine Deshayes. Si les talents respectifs de ces deux grands artistes n’ont pas à être rappelés et ont fait l’objet, dans ces colonnes mêmes, de chroniques fréquemment élogieuses, qu’il soit permis d’écrire , en ce qui  nous concerne, que le compte, ce soir, n’y est pas.

Le fait pour le ténor américain d’avoir voulu, depuis quelques années, se confronter à un répertoire de plus en plus orienté vers des emplois barytonnants voire carrément spinti ou dramatiques, au disque – ce qui pouvait se concevoir – comme à la scène où c’est déjà plus discutable (Canio d’I Pagliacci !) non seulement n’apporte, selon nous, pas grand-chose aux qualités immenses de cet artiste d’exception mais sont de nature à mettre en difficulté un instrument, encore idéal il y a quelques années du Rossini d’Otello au Berlioz des Troyens. De fait, si la cavatine d’entrée et la cabalette qui suit montrent d’emblée les raideurs vocales auxquelles est confronté l’interprète, et qui perdureront dans notre oreille tout au long de la soirée, c’est avec les quelques passages d’agilité offerts par la partition (en particulier au duo de l’acte I avec Adalgisa sur les quartolets vocalisés dans la phrase « Sposo tuo mi stringi al sen ») que l’on reconnait avec bonheur la voix que l’on aime entendre chez Spyres. C’est cependant peu pour un rôle qui, au-delà du fait qu’il a sans doute été chanté par de nombreux ténors à contre-emploi pendant des décennies, exige tout de même un élan, une énergie et une arrogance de l’accent que nous n’avons pas retrouvés ce soir.

Si la voix du jeune ténor français Julien Henric apporte aux phrases de Flavio une projection parfaite qui augure bien d’une voix qu’il faudra suivre, l’Oroveso de la basse polonaise Krzysztof Baczyk ne nous a guère convaincu dans un rôle qui nécessite, là encore, un chant d’autorité, bien loin de son émission trop claire.

Côté dames, mises à part des interventions parfaitement conduites par le soprano lyrique de Marianne Croux – qui chante, ailleurs, Micaëla – c’est, dès son entrée en scène, le chant fruité d’Amina Edris qui retient très vite l’attention. Soprano au chant a priori plus corsé que l’Adalgisa claire et candide voulue par Bellini à la création, la jeune soprano égyptienne emballe son auditoire – et le rédacteur de ces lignes, donc – par une voix égale sur tout l’ambitus (jusqu’à l’ut), une agilité vocale qui n’a pas besoin d’en rajouter sur l’effet et les ornements et qui, surtout, donne au phrasé bellinien sa pleine dimension romantique. En osmose avec la voix de Karine Deshayes, elle permet aux deux duos de femmes de donner, dans cette édition critique, tout l’équilibre qu’il convient.

Reste donc à évoquer la prêtresse de Karine Deshayes. Authentique falcon, donc voix intermédiaire devant faire preuve à la fois de l’assise dans le grave et de la vaillance dans l’aigu, la chanteuse française est aujourd’hui l’une des meilleurs ambassadrices de ce type de chant dans des incursions la conduisant légitimement à aborder la Valentine des Huguenots et, on peut l’espérer, d’autres rôles de cette envergure tels que Sélika dans L’Africaine ou Léonore dans La Favorite.

Là encore, inutile de se perdre en longues considérations – certes passionnantes – sur ce que « doit » être la voix de ce rôle des rôles, quelque part situé entre néo-classicisme et romantisme. Si vocalement, cela doit se traduire tout à la fois par une vigueur de l’accent dépourvue de fioritures (l’émission spianata) et un chant orné (agitato comme on le disait à l’époque de Bellini) nécessitant agilité et bravoure, Karine Deshayes est effectivement proche de l’idéal, tant son répertoire de prédilection, allant de l’Alceste de Gluck à l’Armida de Rossini, l’a préparé à cet emploi. De fait, dès le récitatif « Sediziose voci », l’expression est large, le phrasé ciselé et le registre central suffisamment ample pour donner, tout au long de la soirée, à ce chant tragique tout ce qu’il doit avoir de mordant et d’incisif. C’est donc tout naturellement dans les moments de colère et d’agressivité, tant attendus chez cette héroïne, que nous sommes le plus convaincu par l’adéquation au personnage (en particulier, dans « Oh, non tremare, o perfido » au terzetto du premier acte ou encore, face à Pollione au deuxième acte, dans l’invective « Adalgisa fia punita »). D’où vient alors notre déception ? Sans hésitation, de la manière d’aborder des aigus qui, mise à part la relative prudence avec laquelle est négocié le chant lunaire de « Casta Diva », laissent transparaître une certaine crispation et peinent à être tenus, en particulier dans les moments phares de l’acte II (duos avec Adalgisa puis avec Pollione). Reste bien évidemment la musicalité, et l’émotion qui se dégage d’une interprétation, particulièrement touchante dans le chant nuancé de la scène finale mais que l’on gagnera à réentendre dans une version scénique permettant à son interprète de montrer alors toutes les facettes de sa vis dramatica.

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[1] L’édition publiée au catalogue Bärenreiter en 2016 par Maurizio Biondi et Riccardo Minasi a, en particulier, été « portée » par Cecilia Bartoli du festival de Salzbourg à l’Opéra de Monte Carlo.

[2] Mais l’on renvoie volontiers aux toujours passionnants articles de Rodolfo Celletti et Giorgio Gualerzi sur le style vocal et les voix de Norma dans le n° 29 de l’Avant-scène Opéra consacré à l’ouvrage.

Les artistes

Les artistes 

Norma : Karine Deshayes
Adalgisa : Amina Edris
Clotilde : Marianne Croux
Pollione :  Michael Spyres
Oroveso : Krzysztof Baczyk

Chœur Pygmalion, direction : Lionel Sow
Ensemble Resonanz, direction : Riccardo Minasi

Le programme

Norma

Tragédie lyrique en deux actes Vincenzo Bellini (1801-1835), livret de Felice Romani (1788-1865), d’après la tragédie d’Alexandre Soumet Norma ou L’infanticide, donnée pour la première fois au Teatro alla Scala, Milan, 26 décembre 1831.

Festival d’Aix-en-Provence, concert du 18 juillet 2022, Grand Théâtre de Provence