Véronique Gens et Sandrine Piau – Rivales impériales au Théâtre des Champs-Élysées

Il y a encore tant à découvrir !
Un récent récital organisé par La Nouvelle Athènes donnait à entendre des mélodies méconnues du début du XXe siècle [1]. Ce vendredi, ce sont des œuvres de la fin du XVIIIe siècle qui étaient au programme de ce concert concocté par Benoît Dratwicki pour le Centre Baroque de Versailles. Plus de la moitié étaient des premières auditions, reflet en direct d’un enregistrement récent [2].

Benoît Dratwicki avec Sandrine Piau et Véronique Gens à l’issue du concert

Des raretés sont-elles garantes d’intérêt ? Nous savons, parfois à nos dépens, que ce n’est pas toujours le cas dans le domaine baroque. Mais entendre un air d’Aucassin et Nicolette de Grétry (1779) ou de Fanny Morna signé Louis-Luc Loiseau de Persuis (1799) fait plus qu’aiguiser notre curiosité. Il y a, dans les pages proposées, toutes les nuances qui annoncent et font entendre clairement que le romantisme français du premier XIXe siècle ne fut pas un coup de pistolet au milieu d’un concert baroque, mais bien l’aboutissement d’un long chemin musical.

C’est sans doute là le premier mérite d’un concert subtilement agencé : faire entendre l’évolution souterraine qui, en quelques décennies, nous fait changer de paradigme musical. Le jeu des clairs obscurs dans la suite des ombres et lumières du Sturm und Drang, la déclamation à la française héritée de Gluck (Alceste en 1776), la violence des passions déjà exaltées chez Jommelli (son Armida de 1770) ou Mozart (son Idamante dans Idoménée en 1781), tout cet héritage s’entend et se cristallise peu à peu, se fond dans un style différent. Le romantisme n’est pas seulement en germe ; il s’entend déjà.

Et cela dans les conditions artistiques les plus abouties, grâce à un duo de charme et d’élégance, celui des deux sopranos à l’affiche. Or les récitals pour deux sopranos ne courent pas les rues, et pour cause. Afin d’éviter la monotonie ou la surenchère, il faut deux timbres caractérisés, deux personnalités musicales. C’était le cas avec l’engagement de Véronique Gens comme de Sandrine Piau, incarnant deux grandes divas du passé ressuscité : la Dugazon (la chanteuse, actrice et danseuse Louise-Rosalie Lefebvre, 1755-1821) et la Saint-Huberty (Antoinette Clavel, 1756-1812), toutes deux très ardentes royalistes.

« Rivales » donc. Mais loin des Reines rivales, campées par la soprano Simone Kermes et la mezzo Vivica Génaux dans un enregistrement de 2014 qui faisait la part belle au baroque le plus acrobatique. Si leur duel se faisait à coup de vocalises vertigineuses et vengeresses, celui de Véronique Gens et Sandrine Piau ne jouent pas sur les mêmes registres. Ici, un seul moment de vocalises – tiré du magnifique opéra en italien La clémence de Scipion de Johann Christian Bach (1778). Le reste du duel se fait purement en musique et en affect [3].

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Voix puissante, timbre unique, au sommet d’un art consommé, Véronique Gens nous bouleversait dès l’extrait du Renaud de Sachini (1782), nous emportait dans la rage de l’Ariane à Naxos de Jean-Frédéric Edelman, un des grands moments du concert, soutenu par l’orage orchestral soulevé par Julien Chauvin.

Sandrine Piau n’était pas en reste, incandescente en invoquant la « Divinité tutélaire » de Loiseau de Persuis, après un monologue parlé accompagné, tendre et désespérée dans « Un cher objet de ma pensée » de Grétry, hors du temps dans l’air en italien de La Clémence de Titus de Gluck (1752), moment suspendu magique, soutenu par un tapis orchestral de velours et une ligne de hautbois déchirante.

Le drame est omniprésent, la mort rode et menace les héroïnes à chaque air. Et les duos sont bouleversants. Ce furent les autres grands moments attendus, qui s’ouvraient avec Gossec pour se finir dans un duo mère-fils déchirant signé Dalayrac qui en appelle au « Ciel protecteur des malheureux ». Plus que rivales, les deux sopranos s’y montrent profondément complices.

Et puis il y a l’orchestre du Concert de la Loge, à l’homogénéité désormais légendaire, avec une virtuosité impressionnante, un bonheur du rebond et un engagement total. Cela s’entendait dès les premières notes de l’ouverture du Démophon de Cherubini (1788), qui déchaînaient la violence d’un orage musical annonciateur d’un romantisme en devenir. Les couleurs mordorées des altos répondaient à un pupitre de violons stupéfiant d’unité, au point qu’il semblait ne faire qu’un seul instrument. D’un engagement de tous les instants, Julien Chauvin vit cette musique avec urgence et impulse à ses complices musiciens un dynamisme inextinguible, tout au long du spectacle. Le final de la 82e symphonie de Haydn [4] fut à cet égard un pur moment de griserie : tout vit, tout crépite, en jouant avec les timbres et les effets, dans une lumière et un humour à vous soulever de votre fauteuil tout comme le violoniste-chef semblait bondir de sa chaise, emporté par un irrépressible élan musical.

Un festival, un feu d’artifice, pour un concert vraiment pas comme les autres, entre deux époques. Heureusement, le disque est là pour retrouver et faire durer un plaisir sans partage.

[1] Voir le compte-rendu de Première Loge ici 

[2] La tournée de ce concert fait écho à la publication du CD chez Alpha, que dédicaçaient les trois artistes à l’issue du concert.

[3] Les partitions choisies pour ces Rival Queens (Sony) dataient des années 1720-1739. Autre style, celui de la Clémence du fils Bach (CPO)…

[4] Le Concert de la Loge a entrepris au disque un parcours Haydn plus que recommandable : indispensable.


Les artistes

Véronique Gens et Sandrine Piau, sopranos
Le Concert de la Loge
Julien Chauvin, violon et direction

Le programme

RIVALES
Cherubini Démophon, ouverture
Gossec « Princesse, savez-vous », air extrait de Thésée
Sacchini « Barbare amour, tyran des cœurs », air extrait de Renaud
Loiseau de Persuis « O divinité tutélaire », air extrait de Fanny Morna
Edelmann « Mais Thésée est absent », air extrait d’Ariane dans l’île de Naxos
J. C. Bach « Me infelice che intendo », air extrait de La Clemenza di Scipione
Entracte
Gluck « Se mai senti », air extrait de La Clemenza di Tito
« Divinités du Styx », 
air extrait d’Alceste
Haydn Symphonie n° 82  » L’Ours  » (Finale vivace assai)
Cherubini « Un moment à l’autel », air extrait de Démophon
Grétry  « Cher objet de ma pensée », air extrait d’Aucassin et Nicolette
Dalayrac « Ciel protecteur des malheureux », air extrait de Camille ou le souterrain

Théâtre des Champs-Élysées, concert du vendredi 15 février 2022, 20h00