Liège : Così fan tutte : opera buffa… davvero ?

Ç’aura été l’un des derniers concerts enregistrés pour une diffusion en streaming au cours de ces deux dernières saisons, qui resteront dans les annales comme particulièrement douloureuses pour la culture en général et l’opéra en particulier : ce Così fan tutte (en version concertante), récemment capté à l’Opéra Royal de Wallonie-Liège, est actuellement disponible sur le site de l’Opéra.

© D.R.

© Shirley Suarez

Il bénéficie d’une distribution intéressante, au sein de laquelle les chanteurs se distinguent particulièrement : Lionel Lhote, un habitué de l’Opéra de Liège (que nous serons heureux d’entendre en France l’an prochain, à Paris dans la Cendrilllon de Massenet ainsi qu’au Festival Berlioz de Lyon) campe un superbe Alfonso, sobre et stylé, plus désabusé que cynique ; Leon Košavić (qui interprétait Figaro dans Les Noces sur cette même scène en 2018) est un excellent Guglielmo : il prend soin d’éviter tout excès dans « Non siate ritrosi » et délivre un « Donne mie » et surtout un duo avec Dorabella très touchants : un baryton au chant soigné et raffiné, dont on espère que les engagements futurs le conduiront bientôt de nouveau en France (il fut récemment un très beau Figaro du Barbier pour Pierre-Emmanuel Rousseau à l’Opéra du Rhin). Enfin, Cyrille Dubois incarne un Ferrando tour à tour tendre et viril, amoureux et révolté, grâce à un art du chant qui culmine dans un « Un aura amorosa » suprêmement élégant.

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© Danijel Galić

Côté féminin, il suffit à Sophie Karthäuser de quelques accessoires (un chapeau, un manteau) pour se glisser avec naturel dans son triple rôle de domestique, (faux) médecin et (faux) notaire. Vocalement, la ligne n’est jamais chargée (même lorsqu’il s’agit de contrefaire certains personnages). Le chant mais aussi la diction évitent par ailleurs toute sophistication excessive, ce qui engendre un effet de naturel et de simplicité parfaitement en phase avec le personnage.

© D.R.

© Francesco Squeglia

 L’incarnation des deux sœurs proposée par Lucia Cirillo (Dorabella) et Maria Rey-Joly (Fiordiligi) est attachante, même si vocalement, les choses sont parfois un peu inégales : on ne cherchera pas chez la mezzo, au timbre très clair, le velouté et la rondeur du timbre d’une Berganza ou d’une Ludwig, pour ne citer que deux des plus célèbres titulaires du rôle (mais la musicalité et la sensibilité sont constantes…) ; ni, chez la soprano, les prouesses de souffle, la qualité instrumentale du timbre ou la maîtrise technique d’une Gundula Janowitz ou d’une Margaret Price. Certains aigus sont même un peu bas dans les premières scènes, et les vocalises pas toujours très nettes. Mais là encore, l’implication, le soin apporté à l’incarnation du personnage et la sensibilité de la chanteuse font oublier ces imperfections.

© Eric Larrayadieu

Pourtant, en dépit des qualités du plateau, c’est peut-être surtout pour la lecture proposée par Christophe Rousset que ce Così mérite d’être écouté. À la tête d’un orchestre et d’un chœur de l’Opéra de Wallonie en grande forme (l’orchestre, notamment, allège très habilement sa pâte pour traduire au mieux la transparence et les couleurs mozartiennes), le chef offre une vision de l’œuvre parfaitement maîtrisée, donnant la très agréable impression de ne jamais chercher à imposer sa marque (il ne surligne jamais à gros traits tel détail dans l’orchestre, ni ne précipite exagérément le tempo ici ou là, ni n’accentue lourdement les ruptures d’ambiance,…).

 Christophe Rousset, au contraire, fait pleinement confiance à l’œuvre et la laisse exhaler par elle-même sa teneur poétique. Rien n’est appuyé, et surtout pas les passages bouffes qui, sans être pour autant occultés, ne virent jamais, musicalement, à la caricature ni à la farce : le « Non siate ritrosi », on l’a dit, ne chausse pas ses habituels gros sabots, et le « È Amore un ladroncello » de Dorabella, tout en restant bien sûr enjoué, se teinte d’une mélancolie souriante… Le « Smanie implacabili » de Dorabella sonne presque comme un air d’opera seria, le duo Dorabella/Guglielmo (« Il cor vi donno ») se pare d’une gravité inattendue… Quant aux pages les plus sérieuses de la partition (le merveilleux duo « Fra gli amplessi », le toast final…), elles atteignent une profondeur qui arrache l’œuvre au genre bouffe… Impression renforcée sans doute par l’absence de mise en scène et de costumes, qui nous épargnent les turqueries et déguisements habituels, de même que certains jeux de scène lourdement farcesques … Così, tout comme les pièces de Marivaux (La Double Inconstance n’est évidemment pas loin…), peut être monté avec légèreté ou avec gravité : le comique, inhérent à l’œuvre, ne devrait jamais faire oublier l’amertume, la cruauté, la désillusion qui la sous-tendent. Christophe Rousset nous le rappelle, superbement.