Il Primo omicidio de Scarlatti avec l’ensemble Artaserse : un météore à Montpellier

Crédits photos : © Marc Ginot

Parmi les concerts de réouverture à l’Opéra Berlioz de Montpellier, Il Primo omicidio d’Alessandro Scarlatti est un météore apparu ce 25 mai 2021. Flamboyant d’arias, fort de son intrigue à la fois violente et émouvante, l’oratorio italien est interprété par six chanteurs.ses et l’ensemble Artaserse, dirigés par Philippe Jaroussky. Après deux heures de musique sans entracte, l’ovation faite aux artistes par le public est généreuse, malgré la jauge évidemment réduite (parterre et balcon strictement occupés).

Un oratorio de haut vol

Entre Naples et Rome, la carrière d’Alessandro Scarlatti (1660-1725) s’accomplit au tournant du Settecento. Protégé du cardinal Ottoboni (mécène des artistes) à Rome, il est maître de chapelle de la reine Christine de Suède,  puis du vice-roi de à Naples (1684). Son œuvre est géante : des cantates, oratorios et messes par centaine, une moisson d’opere serie lui sont attribués. Si Scarlatti (père du claveciniste Domenico) accompagne la naissance et le règne de l’opera seria, sa contribution à l’oratorio volgare (en langue vernaculaire, et non latine) est tout aussi décisive pour la diffusion de ce genre né à Rome avec G. Carissimi. Grâce au déploiement de la Contre-Réforme, l’oratorio est en pleine expansion, instrument du prosélytisme catholique depuis les foyers italiens vers l’Europe. Les épisodes les plus émouvants de la Bible (Jephté, Marie-Magdeleine, la passion, etc) y sont sélectionnés, à l’instar de la peinture religieuse d’un Caravage, d’un Rubens ou d’un Ricci. Ces peintres ont théâtralisé le premier homicide biblique qui inscrit désormais les violences dans l’histoire humaine.

Cain tuant Abel de Sebastiano Ricci

Cain overo il primo Omicidio (1707, Venise), tiré des récits du Livre de la Genèse (chap. 4), est bien un météore de la planète baroque, comme l’est son oratorio La Giuditta. Si l’enregistrement de Cain, dirigé par René Jacobs avec le ténor Richard Croft (label Harmonia Mundi, en 1998), a révélé l’œuvre à l’international, le concert montpelliérain la rend vivante pour le public enthousiasmé.

Les deux longues parties restituent le parcours qui mène à l’acte barbare fratricide de Caïn, fils d’Adam et Ève, puis à son repentir. L’absence de sur-titrage ne nous permet hélas pas d’être précis dans ce compte-rendu. Dans la première partie, le couple originel campe l’atmosphère pastorale de la Création, plus véhémente pour Adam, plus gracieuse pour Ève. Caïn, jaloux de la préférence accordée à son jeune frère Abel – par sa mère, par Dieu qui préfère le sacrifice de l’agneau d’Abel à celui des fruits de la terre qu’il propose -, dévoile son âme sombre et ses instincts meurtriers (aria). Son expression contraste radicalement avec la candeur juvénile du berger Abel (aria sur un rythme de gigue), avant leur duo Dio pietoso campant leur antagonisme de manière saisissante. La dualité du bien et du mal est également symbolisée par deux rôles ponctuels : la voix de Dieu (contre-ténor alto) et Lucifer (baryton basse). La production les distingue des protagonistes humains en les faisant apparaître sur un podium au cœur de l’ensemble instrumental.

Dans la seconde partie, l’oratorio bascule depuis les charmes d’une nature pastorale (sublime aria Perchè mormoro il ruscello) vers le drame, puis la douceur consolatrice. Après l’aria angélique d’Abel, la scène du meurtre se joue sur une Sinfonia dramatique qui décrit les coups fratricides, clôturés par la lamentation descendante du supplicié. Cependant, l’originalité de l’oratorio réside dans le versant développé qui se profile à présent : les remords du coupable face à Dieu, la déploration des parents, la consolation d’Abel depuis les cieux, la prédication de Dieu annonçant la Rédemption (avec orgue) s’enchaînent au joyeux final ( ?) des parents Ève et Adam. Par la musique, cette résilience humaine a la capacité de bouleverser tout auditeur, de la Contre-Réforme jusqu’à notre présent.

De brillants interprètes

Parmi les six chanteurs, trois artistes de renom international se distinguent par leurs qualités vocales et d’interprétation : les contre-ténors interprètes des frères ennemis et la soprano incarnant Ève.

Interprétant Caïn, le contre-ténor italien Filippo Mineccia est survolté comme l’écriture de son rôle l’y invite. Ayant conquis une réputation internationale du répertoire de castrat, de Monteverdi à Haendel, ses gradations de couleur et de nuances sont aussi expressives dans le récitatif (dans sa langue maternelle) que dans l’aria (notamment celle avec basson, 1re partie). Sa présence scénique, appuyée par la posture du bras levé de meurtrier, déborde certes de la nature historique de l’oratorio (genre sans représentation scénique). Mais elle contribue à dynamiser l’œuvre, à l’instar de la peinture baroque. L’angélique Abel est le contre-ténor soprano Bruno de Sà, dont la carrière est fulgurante depuis ses prestations au Brésil jusqu’à sa récente nomination aux Oper Awards 2020. Le timbre angélique des aigus, la maîtrise des sons filés (sur un la aigu !) n’ont point de mystère pour le chanteur à l’insolente jeunesse vocale. Les arias de la 2e partie sont particulièrement séduisantes, hormis quelques écarts de justesse. Récemment, Première Loge a rendu compte de son succès au récital « Rome 1700 » salle Gaveau. Le second duo des frères ennemis (1re partie) est d’une complicité réussie.

La soprano lettone Inga Kalna, (Ève) est une magicienne du chant et de l’expressivité, déroulant une homogénéité sur tout le registre, un souple legato sur le souffle et des pianissimi stupendi ! La plus expressive de ses aria, celle de déploration (2e partie, en ut mineur), est une stase riche en effets (dont la sixte napolitaine). Après sa cadenza, dans le da capo (la reprise), la soprano ornemente avec délicatesse. Nous sommes moins séduits par son partenaire, le ténor croate Kresimir Spicer (Adam), pourtant familier des festivals européens depuis les années 2000. L’expressivité du récitatif est bienvenue, toutefois les à-coups intempestifs (sur temps fort des vocalises) déstabilisent la ligne de chant, davantage maitrisée dans les duos avec sa compagne. Le jeune contre-ténor montpelliérain (issu d’ Opéra Junior), Paul-Antoine Bénos-Djian, incarne avec majesté la voix de Dieu, fort d’une technique acquise au CMBVersailles et au Conservatoire de Paris. La rondeur du timbre et l’ampleur de son aria de la Rédemption (2e partie), avec orgue, sont d’une belle éloquence. Le Lucifer du baryton basse Yannis François offre deux prestations correctes mais sans dimension diabolique, une particularité qui lui est ravie par le ténébreux interprète de Cain.

Outre les récitatifs et aria da capo , la partition brille par les sinfonia (pièce orchestrale). Le génie d’Alessandro Scarlatti, dont G. F. Haendel tirera profit lors de ses séjours dans la péninsule, est de varier l’écriture des arias en creusant la psychologie de chaque rôle, bien que la dramaturgie ne soit pas celle démonstrative de l’opéra. Ici, les tonalités (autour du pôle tragique de mineur dès l’ouverture vif-lent-vif), les tempi, les mouvements de danse (la Sicilienne omniprésente),  les instruments solistes de la ritournelle d’aria (violon solo Thibault Noally, Laura Coralla, 2e violon) forment un kaléidoscope captivant. Enfin, la puissance du récitatif est valorisée par sa distribution instrumentale : soit à un soliste du continuo (théorbiste Michele Pasotti et violoncelliste Emmanuel Jacques excellents), soit au groupe continuo, coloré par les deux seuls instruments à vent (basson, orgue). Le tout est conduit avec une sobre précision par Philippe Jarousski., qui pourrait seulement laisser le continuo en autonomie lors des récitatifs. L’interprète Jarousski, si prisé et si primé (Echo Klassik Awards à Berlin en 2006), entame une carrière de chef  avec cette production (Salzbourg, mars 2021) et l’ensemble Artaserse, dont il fut cofondateur en 2002. (Voir leur enregistrement de musiques sacrées, Pietà de Vivaldi, label Erato). Aussi, Montpellier peut se réjouir de la résidence du chef et d’Artaserse pour les trois prochaines années.

Il Primo omicidio de Scarlatti sonne comme une œuvre maîtresse du Baroque, excellemment interprété par Artaserse et les artistes. Sur ce récit biblique, devenu mythe dans les représentations, les compositeurs du premier Romantisme se sont également mobilisés  : La mort d’Abel de Kreutzer, puis  La mort d’Adam de Le Sueur (1809), opéra hanté par l’ombre d’Abel.

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Pour ce spectacle, Yseult a bénéficié d’une invitation de l’Opéra national de Montpellier.

Les artistes

Caïn  Filippo Mineccia
Abel  Bruno de Sà
Adam  Kresimir Spicer
La voix de Dieu  Paul-Antoine Bénos-Djian
Lucifer  Yannis François
Ève  Inga Kalna

Ensemble Artaserse, direction Philippe Jaroussky

Le programme

Cain overo il Primo omicidio (Caïn ou le premier meurtre)

Oratorio italien en deux parties (1707) d’Alessandro Scarlatti (auteur du livret inconnu).

Concert du 25 mai 2021,  Opéra Berlioz/Le Corum (Montpellier)