David et Jonathas au TCE, une ôde aux oubliés de l’Histoire

L’opéra rareté de Charpentier est servi avec justesse par un ensemble Correspondances expert de ce répertoire et des solistes de haute volée, dans une mise en scène signée Jean Bellorini.

La première de David et Jonathas de Charpentier ce soir au Théâtre des Champs-Élysées a des allures d’événement lyrique, les mélomanes étant venus nombreux pour y assister. Œuvre unique en son genre, David et Jonathas a été créée en 1688 en association avec une tragédie, Saül du Père Chamillard, dont nous n’avons plus la trace. L’intrigue narrative était racontée par la pièce de théâtre, tandis que l’opéra de Charpentier était dédié à l’exploration des affects et psychologies des personnages. Extraite de cet appui narratif, l’œuvre invite ainsi davantage à la contemplation des différents airs et chœurs qu’à un suivi rigoureux de l’histoire, dont elle apporte toute la résonance émotionnelle. David et Jonathas se révèle une merveille de raffinement dans l’écriture, explorant les affects dans toute leur profondeur, flattant toutes les tessitures vocales et instrumentales, jusqu’aux passages des chœurs (au rôle majeur dans cet opéra) qui sont de petits joyaux dans la partition. C’est bien ce qui a intéressé Sébastien Daucé dans son travail d’exploration des opéras « qui n’en sont pas, ou pas tout à fait » selon ses dires, à l’instar des Histoires sacrées du même Charpentier, ou de Cupid and Death de Matthew Locke.

L’appui théâtral originel étant inaccessible, le metteur en scène Jean Bellorini propose une narration nouvelle, en inscrivant l’ouvrage dans notre époque, adjoignant à l’histoire de l’œuvre un métatexte autour de la figure des « oubliés de l’histoire », tous les sacrifiés sur l’autel des volontés de conquête et de gloire individuelle des puissants, à l’instar de David. Cela se traduit par la mise en scène d’une humanité vêtu de costumes et de masques partagés entre l’univers de l’enfance et du glauque (masques au visages difformes, sac plastique sur la tête…), traduisant sans aucun doute la condition misérable de ces inconnus. Saül lui-même, apparaissant au début de l’œuvre dans une chambre d’hôpital, sera accompagné tout au long de l’œuvre par la « Reine des oubliés » (interprétée par la comédienne Hélène Patarot), dont les propos amplifiés (signés Wilfried N’Sondé) rappelleront tout au long de l’œuvre cette thématique, jusqu’aux derniers instants dans lesquels, David couronné, le plateau central se lève et laisse apparaître des statues inspirées de soldats en terre cuite de Xi’An en Chine, dont les visages sont projetés en vidéo, telle une grande fosse commune.

L’impression est mitigée. Cette mise en scène offre un angle éditorial qui complète pertinemment celui de Charpentier : le couronnement final de David sur une musique pleine de verve avec un personnage qui demeure triste de la disparition de Jonathas rappelle la vanité de sa gloire au prix de la mort de nombre d’inconnus (avec un écho pertinent immanquable sur l’actualité géopolitique mondiale). De même, la maîtrise subtile des lumières, des jeux de toiles et de fumées accompagne et intensifient les affects des personnages et les grands moments de l’intrigue (le jeu avec les éléments de la Pythonisse). Cependant, on émettra quelques doutes sur une mise en dialogue des deux narrations, incarnée en deux plateaux séparés initialement (l’univers contemporain où demeure Saül et la Reine des oubliés vs l’univers fantasmagorique de l’intrigue de l’œuvre), aux résonances parfois artificielles, et contribuant à rendre l’intrigue non plus limpide, sinon plus sinueuse encore. En ce sens, l’œuvre et la mise en scène évoluent parfois de manière parallèle, malgré une union finale d’une grande pertinence.

Si la mise en scène laisse une impression mitigée, le plateau vocal et l’Ensemble Correspondances de Sébastien Daucé sont tout simplement excellents. Chez les solistes, le ténor tchèque Petr Nekoranec est un David au timbre brillant, à l’aise sur toute la tessiture, allant sans peine chercher le forte de bravoure comme le piani déchirant de la peine. On apprécie une grande sincérité dans cette voix à la diction impeccable et qui projette aisément au-dessus de la fosse dans ce qui s’apparente davantage à un jeu qu’à un effort. Il trouve en Gwendoline Blondeel un Jonathas idoine, au timbre juvénile et au vibrato serré, qui gazouille dans des aigus toujours ronds et soyeux, et avec une grande agilité dans la voix.

Pour compléter le tableau, le baryton Jean-Christophe Lanièce incarne un Saül ambivalent dans l’expression, à la fois figure d’autorité et homme affaibli, dont le jeu théâtral aux gestes fatigués trouve un écho dans une voix à la fois riche, mais légèrement contenu. Le baryton cultive un médium soyeux, jamais vraiment agressif mais toujours très expressif. La projection est suffisante, et le filé legato de la voix appréciable. La Pythonisse de Lucile Richardot est au contraire un déferlement de passions poussées à l’extrême dans son adresse aux éléments et forces métaphysiques, dont la contre-alto au timbre caractéristique joue pour notre plus grand plaisir. Le Joabel d’Étienne Bazola contient ce qu’il faut de vergogne et d’esprit belliqueux pour le rôle de général philistin qu’il incarne, avec un médium bien charpenté et une prestance scénique appréciable. Le médium-grave peine parfois à s’imposer au-dessus de la fosse, ce qui fait un peu perdre en autorité le personnage.

Il faut saluer le chœur de l’Ensemble Correspondances, au rôle majeur dans cet ouvrage. Homogénéité et sensibilité unissent les moments de l’ensemble, et on frissonnera à plusieurs reprises jusqu’au « Jamais amour plus fidèle et plus tendre/Eut-il un sort plus malheureux ? » de l’acte V, qui précède un claironnant « Du plus grand des héros, chantons, chantons la gloire » dont l’allégresse rend plus tragique encore la solitude de David. Les instrumentistes de l’Ensemble ne sont pas en reste. Sous la direction attentive de Sébastien Daucé, les musiciens incarnent la partition avec une vitalité réjouissante et une précision d’exécution qui ne laisse rien au hasard, prenant un plaisir manifeste à interpréter cette partition.

Un ensemble chaudement salué de bravi et un metteur en scène hué par une part non négligeable du public concluent cette première représentation parisienne.

Les artistes

David : Petr Nekoranec
Jonathas : Gwendoline Blondeel
Saül : Jean-Christophe Lanièce
La Pythonisse : Lucile Richardot
Joabel : Etienne Bazola
Achis / L’ombre de Samuel : Alex Rosen
Comédienne : Hélène Patarot

Ensemble Correspondances, dir. Sébastien Daucé
Mise en scène, lumières : Jean Bellorini
Scénographie : Jean Bellorini, Véronique Chazal
Costumes : Fanny Brouste
Maquillages, masques : Cécile Kretschmar
Texte du récit : Wilfried N’Sondé

Le programme

David et Jonathas  

Opéra en un prologue et cinq actes de Marc-Antoine Charpentier, livret du père François de Paule Bretonneau, créé à Paris en 1688.
Paris, Théâtre des Champs-Elysées, représentation du lundi 18 mars 2024.