Opéra de Lyon : une Dame de Pique à l’ère du post-soviétisme

La Dame de Pique, Opéra de Lyon, 16 mars 2024

Au lendemain de son triomphe dans La fanciulla del West, Daniele Rustioni rencontre un nouveau succès avec une Dame de Pique très appréciée par le public

Daniele Rustioni, hyperactif, hyper talentueux !

Mais où diable trouve-t-il cette énergie ? À peine la partition de La fanciulla refermée, Daniele Rustioni ouvre celle de La Dame de Pique, dont il offre, au lendemain de la représentation de l’opéra de Puccini, une lecture superbe, mettant parfaitement en valeur le romantisme éperdu de la partition, avec ses longues plaintes à la mélancolie noire (le prélude, superbe ; l’air de Pauline), son lyrisme éperdu (le « Akh ! Istomilas, oustala ya ! » de Lisa), ses brusques accès de violence… mais aussi le chatoiement des scènes d’apparat. Que le chef offre, deux soirs de suite, deux lectures aussi abouties de deux chefs-d’œuvre aux langages et esthétiques si différents (quoique…) laisse pantois. Daniele Rustioni, faut-il le rappeler, excelle également dans le répertoire français, le bel canto, et il dirigera l’an prochain, à Lyon, une nouvelle production de Wozzeck : une polyvalence rare qui en fait sans doute l’un des tout premiers chefs de théâtre du moment. Bravo également à l’orchestre et au chœur de l’Opéra pour leur très belle adaptabilité stylistique : ils font preuve d’une excellence absolument comparable à celle observée la veille dans La fanciulla ! Et associons-leur, dans nos louanges, les enfants de la Maîtrise de l’Opéra de Lyon pour leur impeccable intervention à l’acte I.

Une mise en scène pensée et (presque) toujours cohérente

Si certains ont pu reprocher à Tatjana Gübarca une absence de véritable lecture dans son approche du chef-d’œuvre de Puccini, la mise en scène de Timofeï Kouliabine pèche peut-être par excès inverse, à savoir un trop plein de sens qui, ponctuellement, empêche de se concentrer sur la musique (c’est par exemple le cas lors des airs d’Hermann ou de Tomski au premier acte, sur lesquels on a du mal à se concentrer, notre attention étant accaparée par une fête se déroulant à l’autre bout du plateau ; ou encore lors du si beau duo entre Lisa et Pauline qui ouvre la scène 2 de l’acte I, dont le recueillement est parasité par une pantomime quelque peu envahissante). Pourtant, ne nous y trompons pas : si, dans la lecture du metteur en scène russe, quelques détails agacent (Hermann arrivant chez Lisa grimé en livreur de Uber Eats…) ou paraissent inutiles, il ne s’agit nullement d’un de ces spectacles creux, prétentieux, tout à la fois incompréhensibles et si attendus qui encombrent actuellement nos scènes… La mise en scène témoigne d’une réflexion véritable sur l’œuvre et ne verse jamais dans l’abscons, l’ensemble restant toujours compréhensible et globalement convaincant : la Dame de Pique a les traits de Juna Davitashvili, guérisseuse et cartomancienne extrêmement célèbre en Russie à l’époque de la Perestroïka. L’intrigue pourrait donc se dérouler à l’époque de Boris Eltsine, n’était la présence de quelques smartphones qui nous font donc opter plutôt pour une période plus récente, celle d’une Russie étouffée sous le poids d’une dictature impitoyable, obsédée d’une part par l’« ennemi » que constitueraient l’Occident (plus particulièrement les États-Unis) et les gays, et d’autre part par la conquête de nouveaux territoires qui lui permettrait de renouer avec la « Grande Russie ».
Sous un tel joug, impossible pour Eletski d’assumer les sentiments qu’il sent naître en lui pour un autre homme – et qui suscite de façon récurrente les rires bien gras, bien sonores et très déplacés d’un spectateur : il lui faudra donc sauver la face en faisant mine d’aimer Lisa – un amour d’emblée voué à l’échec et qui explique la volonté de Lisa de s’éloigner d’un homme dont elle sent bien qu’il ne l’aimera jamais. Dans un acte désespéré et quasi suicidaire, Eletski, rejeté par ses compagnons en raison sans aucun doute de son homosexualité, s’offre au revolver d’Hermann dans la scène finale de l’œuvre…
Dans ce nouveau chronotope, les chœurs du premier acte sont chantés dans le cadre d’une fête officielle destinée à célébrer les époux morts lors d’une guerre qu’on devine meurtrière et, sinistrement, d’enrôler les enfants qui remplaceront bientôt leurs pères disparus ; et la fête du deuxième acte correspond à un bal masqué donné chez la Comtesse/Juna Davitashvili, qui apparaîtra elle-même déguisée en tsarine à la fin de l’acte (une idée déjà présente dans la mise en scène de Lev Dodin vue il y a quelques années à Bastille).
L’ensemble se tient, offre quelques moments forts (le sinistre quai de gare remplaçant le quai du Canal d’Hiver à la scène 2 de l’acte III) et quelques idées très intéressantes, tel le fait de faire de Lisa non pas une oie blanche, simple victime de la cruauté et de l’insouciance d’Hermann, mais sa quasi complice lors de la scène au cours de laquelle le jeune homme pénètre dans la chambre de la Comtesse… Il faut reconnaître cependant qu’à quelques reprises, ce que la scène donne à voir entre en contradiction avec ce que dit le livret, et produit un effet gênant sur le spectateur qui finit par perdre quelque peu ses repères…

Une distribution russophone, à la hauteur de l’œuvre

La distribution est composée (presque) exclusivement d’artistes russophones, russes, ukrainiens ou biélorusses. Ils font preuve d’un engagement remarquable et se montrent tous à la hauteur des exigences de leurs rôles. Pavel Yankovsky et Konstantin Shushakov sont d’excellents Tomski et Eletski, le premier délivrant une légende de la dame de Pique pleine d’autorité au premier acte, le second phrasant son « Ya vas lyublyu » avec élégance et émotion. Mention spéciale à Giulia Scopelliti (soliste du Lyon Opéra studio), Chloé pleine de charme formant un duo ravissant avec la Daphnis d’Olga Syniakova, qui incarne par ailleurs une Pauline bouleversante dans sa romance « Podrougi milie », où l’allusion à l’Arcadie perdue sonne, lugubrement, comme le désenchantement ressenti face aux espoirs un temps caressés par le peuple suite à l’effondrement du soviétisme, mais que le régime en place n’a fait que décevoir… Même si le français d’Elena Zaremba n’est pas des plus fluides, son incarnation de la Dame de Pique est inquiétante à souhait et l’artiste confère à ce rôle bref la place centrale qui doit être la sienne au sein de l’œuvre.  Excellente actrice, Elena Guseva (qu’on retrouvera l’an prochain en Leonora de La forza del destino) brûle les planches en Lisa. Vocalement, elle possède du personnage les élans lyriques et exaltés, et tout le désespoir final. Tout juste pourrait-on souhaiter un panel de nuances un peu plus variées, et certains aigus, dans l’air du III, plafonnent un peu… mais le personnage existe, vibrant, passionné. La mise en scène fait d’Hermann un looser, abattu, névrosé, dépassé par les événements qu’il vit ou qu’il suscite, et Dmitry Golovnin entre parfaitement dans cette conception souhaitée par Timofeï Kouliabine. Vocalement, le ténor fait preuve d’une remarquable assurance et parvient sans encombre au terme de la représentation malgré la lourdeur d’un rôle particulièrement exigeant. 

Les artistes sont accueillis par une véritable ovation au terme d’un spectacle inégal, contestable sur certains points, mais toujours intéressant et musicalement très abouti.

Les artistes

Hermann : Dmitry Golovnin
Lisa : Elena Guseva
Le Prince Yeletski : Konstantin Shushakov
Comte Tomski / Zlatogor : Pavel Yankovsky
Pauline / Milavzor : Olga Syniakova
La Comtesse : Elena Zaremba
Macha / Prilèpa : Giulia Scopelliti *
Tchekalinski : Sergeï Radchenko
Sourine : Alexei Botnarciuc
Tchaplitski : Tigran Guiragosyan
Narumov : Paolo Stupenengo
Le Maître de cérémonie : Yannick Berne
* Soliste du Lyon Opéra Studio

Orchestre, Chœurs et Maîtrise de l’Opéra de Lyon, dir. Daniele Rustioni
Chef des Chœurs : Benedict Kearns
Chef de chœur de la maîtrise : Nicolas Parisot
Mise en scène : Timofeï Kouliabine
Décors : Oleg Golovsko
Costumes : Vlada Pomirkovanaya
Lumières : Oskars Pauliņš
Vidéo : Alexander Lobanov
Dramaturgie : Ilya Kukharenko

Le programme

La Dame de pique

Opéra en trois actes et sept scènes de Piotr Ilitch Tchaïkovski, livret de Modeste Ilitch Tchaïkovski (neveu du compositeur) d’après Pouchkine, créé le 19 décembre 1890 au Théâtre Mariinsky de Saint-Pétersbourg.
Opéra de Lyon, représentation du samedi 16 mars 2024.