Les festivals de l’été –
Martina Franca : Un Turco politiquement correct, à la mise en scène peu convaincante

Festival della Valle d’Itria : Il Turco in Italia

Le festival della Valle d’Itria propose la rare version romaine de 1815 du Turco in Italia de Rossini

Une mise en scène plutôt plate

Il est de bon ton, aujourd’hui, d’envoyer Rossini à la plage : au Belcanto Opera Festival de Wildbad, le metteur en scène Jochen Schönleber utilise les cabines des « Bagni Gioachino » pour Il signor Bruschino, tandis que pour l’ouverture du Festival della Valle d’Itria, la metteuse en scène Silvia Paoli transporte l’histoire d’ Il turco in Italia sur les plages des Pouilles des années 60, celles du boom économique italien, avec une scénographie presque identique à celle de Wildbad. Il y a quelques années, L’elisir d’amore de Donizetti avait également été mis en scène par Damiano Michieletto sur la plage du « Bar Adina », d’abord à Bruxelles, puis à Macerata, mais avec des résultats très différents.

Cette production de Martina Franca a suscité la critique du sous-secrétaire au ministère de la culture Vittorio Sgarbi qui, sans avoir assisté à la représentation (!), a déclaré qu’il était « temps d’assurer la dignité et le respect des grands musiciens, qui peuvent certes être interprétés, mais pas ridiculisés pour complaire à un goût faussement populaire ». Son action semble s’inscrire dans une « croisade » parlementaire dont l’objectif est de chasser de l’opéra les metteurs en scène infidèles, ou du moins de leur refuser la possibilité de commettre, par une mise en scène « subversive » ou irrespectueuse des auteurs, « d’authentiques crimes opératiques et artistiques ». Tout cela s’inscrit dans la tendance du nouveau gouvernement, qui semble vouloir faire revivre le « MinCulPop[1] ». Le sous-secrétaire lui-même a un passé direct qui n’est pas des plus traditionnels, et qui est même plutôt controversé[2], mais comme on le sait, la mémoire et la constance ne sont pas toujours les principales vertus des politiciens…

Le fait que le spectacle en question ait déçu les attentes sur le plan visuel est une tout autre affaire : la mise en scène de Silvia Paoli fait du surplace, non pas à cause de l’idée qui la sous-tend, mais à cause de la manière dont elle l’a traitée. Les cabines de la scénographie d’Andrea Belli ou les costumes de bain des années 1960 de Valeria Donata Bettella ne choquent pas, mais la mise en scène reste assez plate et donne à voir certains gags complaisants (présence de  chanteurs parmi le public), trop bien connus (les gâteaux dans la figure, le lancer de spaghetti, le personnage enfermé dans les toilettes…), ou incompréhensibles (passe encore que Selim soit  le leader d’un groupe de rock, mais que Prosdocimo soit un facteur, et Don Narciso un maître-nageur…). S’ajoute à cela une absence de gestion des masses chorales (reléguées dans des boîtes noires sur les côtés de la scène) et l’utilisation banale des figurants. Et le tout vu au prisme d’un politiquement correct peu acceptable : plus de gitans (place aux hippies…) ; plus de références sexistes et racistes, etc.

La redécouverte d’une version musicale rare

Sur le papier, l’intérêt de cette production réside dans la version musicale choisie par le Maestro Michele Spotti, à savoir la version romaine de 1815, lorsque l’opéra fut rebaptisé La capricciosa corretta par la censure papale. Voici les principales variantes de la nouvelle version : à l’acte I, la cavatine de Don Geronio (« Vado in traccia d’una zingara ») est supprimée ; la cavatine de Fiorilla (« Non si dà follia maggiore ») est remplacée par « Presto amiche, a spasso, a spasso » ; Don Narciso a une nouvelle cavatine : « Un vago sembiante » ; à l’acte II, le chœur et la cavatine de Fiorilla (« Non v’è piacer perfetto ») ainsi que le duo Fiorilla-Selim sont supprimés ; le deuxième air de Don Geronio « Se ho da dirla avrei molto piacere » est réintroduit et « l’aria di sorbetto » d’Albazar (« Ah ! sarebbe troppo dolce ») est coupé ; la scène finale et la cabalette de Fiorilla « Caro padre, madre amata » sont beaucoup plus longues et plus complexes. Près de la moitié de l’opéra est ainsi modifiée : il s’agit presque d’un nouvel opéra.

Un plateau dominé par la Fiorilla de Giuliana Gianfaldoni

Ce n’est pas seulement l’habitude de l’ancienne version qui rend celle-ci moins attrayante. Les nouveaux morceaux ne semblent pas posséder une qualité musicale supérieure, ou une plus grande efficacité dramatique : le premier air de Fiorilla est beaucoup plus intriguant que l’invitation à la promenade faite à ses amis qui l’a remplacé ; l’air ajouté pour Don Narciso ne change pas la fatuité du personnage (qui n’était pas présente dans le livret de Mazzolà d’où est tiré celui de Romani) ; il n’a été inséré qu’en raison de la présence à la Scala du jeune ténor Giovanni David qui venait d’être embauché par le théâtre milanais. La scène de Fiorilla au deuxième acte, en revanche, entraîne un certain déséquilibre en raison de sa longueur inhabituelle et de son intensité expressive : le personnage prend la dimension d’une héroïne d’opera seria, ce qui est plutôt incongru dans ce contexte, bien qu’il soit ici confié à la révélation de l’année dernière en Béatrice di Tenda, la soprano de Tarente Giuliana Gianfaldoni, chaleureusement soutenue par son public – et qui n’a pas déçu dans ce rôle comique : on retrouve la présence scénique et l’agilité vocale qu’on lui reconnaît, mais elle a été à son meilleur dans la page mentionnée ci-dessus, avec de précieuses mezze voci, des sons filés et soutenus de façon magistrale. Si elle accordait encore plus d’attention à la clarté de la diction, elle serait pratiquement parfaite. À un autre niveau, mais plus qu’adéquat, se trouvent le Don Geronio de Giulio Mastrototaro et le Selim d’Adolfo Corrado, ce dernier originaire de Salento, tous deux dotés de deux instruments vocaux aux timbres très justement différents et d’une qualité de jeu comique qu’une autre direction d’acteur aurait certainement mieux mise en valeur. Le fait que Prosdocimo soit facteur est totalement incompréhensible : l’idée qu’il cherche l’inspiration pour son drame en jetant un coup d’œil aux lettres qu’il doit distribuer ne nous semble guère plausible. Le pauvre Gurgen Baveyan, qui n’a déjà pas d’aria solo, commence donc dans une position totalement désavantageuse avec sa sacoche en bandoulière dans une scène que certains ont qualifiée de « pirandellienne » : le jeu du « théâtre dans le théâtre », qui est l’élément intrigant de cet opéra, est ici totalement perdu. Le jeune Manuel Amati est originaire de la région de Martina Franca : il est appréciable pour sa technique, mais moins pour son style et son timbre un peu nasillard. Le fait que la metteuse en scène fasse du séducteur un maître-nageur constitue un autre élément totalement incompréhensible de sa lecture… Ekaterina Romanova dans le rôle de Zaida et Joan Folqué dans celui d’Albazar complètent la distribution.

L’Orchestre du Théâtre Petruzzelli est dirigé par Michele Spotti, mais les instrumentistes ne semblent pas être les mêmes que ceux entendus ici il y a deux jours : plus imprécis, moins présents. Peut-être à cause des rafales de vent qui entrent dans la cour du Palazzo Ducale, beaucoup de notes se perdent, les citations de Mozart et l’équilibre raffiné voulu par le chef ne sont pas toujours bien mis en œuvre, les différents plans sonores (chanteurs, orchestre, chœur) ne parvenant pas toujours à communiquer entre eux.

Cela n’a pas empêché le public d’accueillir le spectacle par des applaudissements nourris, adressés en particulier aux artistes locaux.

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[1] Ministère de la culture populaire, département du gouvernement italien de 1937 à 1944, soit sous l’époque fasciste.

[2] Vittorio Sgarbi, critique d’art (controversé), homme politique et personnalité de la télévision italienne dont vous pouvez lire ici la notice biographique que lui consacre Wikipédia. 

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Les artistes

Selim : Adolfo Corrado
Donna Fiorilla : Giuliana Gianfaldoni
Don Geronio : Giulio Mastrototaro
Don Narciso : Manuel Amati
Prosdocimo : Gurgen Baveyan
Zaida : Ekaterina Romanova
Albazar : Joan Folqué

Orchestre et chœur du Teatro Petruzzelli de Bari, dir. Michele Spotti
Mise en scène : Silvia Paoli
Décors : Andrea Belli
Costumes : Valeria Donata Bettella
Lumières : Pietro Sperduti

Le programme

Il Turco in Italia

Dramma buffo en deux actes de Gioacchino Rossini, livret de Felice Romani, créé à la Scala de Milan le 14 août 1814.
Version de l’auteur de 1815 pour Florence et Rome. Édition critique par Margaret Bent pour la Fondation Rossini à Pesaro.
Festival della valle d’Itria. Palazzo ducale, Martina Franca, représentation du mardi 1er août 2023.