LE SOUFFLE EPIQUE…ET VERISTE D’ ANDREA CHENIER MAGNIFIÉ PAR UNE DISTRIBUTION DE HAUT VOL

Certains attendaient Jonas Kaufmann qui, pour la première saison dirigée par Cecilia Bartoli, nouvelle maîtresse des lieux, devait faire ses débuts sur la scène monégasque dans l’un de ses rôles fétiches : las… mal remis des frimas de l’hiver qui ont empêché, depuis quelques mois, le célébrissime ténor bavarois d’assurer nombre de rôles prévus à son calendrier, c’est au ténor germano-brésilien Martin Muehle que revient la lourde tâche d’endosser l’habit du poète martyr des derniers temps de la Terreur. Ne boudons pas notre plaisir, nous tenons là un authentique ténor spinto, qui contribue à faire de cette soirée, un grand moment de… plein chant !

Une production en forme de tableau romantique et…révolutionnaire

Co-produite avec le teatro communale de Bologne, la mise en scène de cet Andrea Chenier, signée par Pier Francesco Maestrini, s’appuie sur une conception vidéo de Nicolàs Boni et Matias Otalora qui, tout au long des quatre actes de l’ouvrage, permet au spectateur de suivre de façon linéaire le drame historique de Giordano sur le livret de Luigi Illica. Le mapping nous réserve ainsi quelques images choc, comme nous en avions rarement vu dans une production de cet ouvrage, et nous ne sommes pas près d’oublier les flammes ravageant la noble demeure ancestrale des Coigny, marquant définitivement la fin d’un monde et le passage à un avenir bien incertain… et tout aussi violent, comme en attestent, à l’acte suivant, les vidéos bouleversantes d’exactions et de crimes commis par les sans-culottes sur femmes et hommes de la noblesse. De même, les décors du même Nicolàs Boni, nous permettent, dès le lever de rideau, de constater que, devant la bucolique toile de fond de scène évoquant Poussin, c’est à l’intérieur d’un cadre doré mais déjà brisé que vont évoluer, l’instant suivant, les invités de la comtesse de Coigny. En outre, tout finit par être détruit ou renversé dans cette production : du mobilier du château à la ville de Paris elle-même en ruines au tableau final en passant par le gigantesque buste de Marat qui, au deuxième acte, est encore en cours de sculpture et à la table terrifiante du tribunal révolutionnaire que renverse Chénier sur ses hypocrites accusateurs. Enfin, à côté de costumes, signés Stefania Scaraggi, jouant à fond la carte de l’exactitude historique, ce sont les belles lumières de Daniele Naldi qui, en particulier lors de la fin des actes où interviennent des mouvements de foule, donnent à voir des instantanés rappelant les tableaux néo-classiques et romantiques de l’atelier de Jacques-Louis David. Mention toute particulière pour la scène finale qui, avec la profondeur de ses divers champs (le cachot, la rue, la guillotine dressée et son impressionnant couperet, les maisons en ruines et, au-dessus, veillant comme une lueur d’espoir, le ciel étoilé) est d’une saisissante vérité.                             

Marco Armiliato, maestro concertatore e di canto pour orchestre somptueux

Dès les altérations et le jeu si fréquent des modulations qui ouvrent le premier acte, l’orchestre philharmonique de Monte-Carlo entre immédiatement dans l’action et est à son meilleur dans cette partition aux exigences multiples : avec un chef de l’envergure internationale de Marco Armiliato – cette saison particulièrement au service de la musique de Giordano qu’il défend de chaque côté de l’Atlantique, comme on a pu le constater lors de ses mémorables soirées de Fedora à la Scala et au Met, avant son retour dans la capitale lombarde au printemps prochain, à nouveau pour Andrea Chénier – la partition dévoile ses contrastes et ses magnifiques clairs-obscurs qui font d’un Andrea Chénier bien dirigé un moment de grâce, si goûté en particulier par Gustav Mahler… En outre, Marco Armiliato fait partie de cette grande tradition italienne de chefs aussi attentionnés à leur phalange qu’à leur plateau. Avec lui, on entend certes l’orchestre – Giordano est un musicien de son temps, justement ami de Mahler ! – mais aussi chacun des solistes, en particulier, pour les trois principaux d’entre eux, jamais couverts même dans les moments les plus paroxysmiques de la soirée ! Armiliato n’était venu diriger qu’une seule fois en principauté[1] : espérons qu’il ne remette pas dix ans avant de revenir car c’est un chef qui dirige avec ses tripes et qui fait passer ses émotions au public : pas si fréquent pour s’en priver !

Est-il encore nécessaire d’écrire que Monte-Carlo dispose de l’un des chœurs les plus superlatifs qui soient ? Dans une partition où il n’est pas rare que le librettiste ait souvent placé dans la bouche de la foule des propos évoquant, sur le mode de la conversation ou de l’invective, des préoccupations d’ordre politique ou économique, le travail réalisé par Stefano Visconti avec son ensemble force, une fois de plus, le respect, tant ces scènes de la vie quotidienne, auxquelles succèdent soudain de vastes fresques sonores à vocation historique (à la fin du deuxième et du troisième actes en particulier), s’enchaînent parfaitement, contribuant à faire du chœur un personnage à part entière de l’ouvrage.

Un plateau vocal stratosphérique

On l’a déjà écrit à maintes occasions : c’est souvent une caractéristique des ouvrages de la période dite vériste que de donner une importance non négligeable à des personnages de composition. Dans Andrea Chénier, de la Comtesse de Coigny à l’inquiétant Incroyable, en passant par la vieille Madelon, le terrifiant Mathieu, l’accusateur public Fouquier-Tinville ou la mulâtresse Bersi, c’est toute une galerie de personnages au réalisme souvent cru que nous croisons et qui contribue à ce panorama d’ensemble si bien souligné par la mise en scène. Sans pouvoir tous les citer, malgré leur parfaite adéquation à leur incarnation, nous n’aurons garde d’oublier l’excellent Roucher d’Alessandro Spina ni l’émouvante Madelon de Manuela Custer, tous deux à la projection impeccable. Fleur Barron, bien connue des mélomanes français, dispose d’une voix égale sur tout l’ambitus qui, même dans un rôle secondaire, tire son épingle du jeu, tout comme Annunziata Vestri dont le nombre impressionnant de rôles abordés et la sûreté du métier, joints à une voix de belle facture, lui permettent de véritablement occuper l’espace scénique et de faire de la scène finale du premier acte un moment frappant où, seule et abandonnée de tous, la comtesse exécute, tel un pantin désarticulé, quelques pas de menuet avant de s’effondrer, terrassée.

Nous avions quitté, l’été dernier, Claudio Sgura en Barnaba de La Gioconda aux Chorégies et n’avions pas été totalement convaincus ni par le volume vocal ni par la projection de l’aigu. Dans la salle Garnier de Monaco, aux volumes beaucoup plus intimistes, l’organe reprend toute son autorité et le baryton italien délivre une prestation de belle facture ainsi qu’une interprétation émouvante pour ce double de Chénier, qui, lui aussi, aurait voulu être poète.

A ce stade de sa carrière, il n’est pas exagéré d’écrire que Maria Agresta est au sommet d’un art qui, conduit avec l’intelligence qu’on lui connaît, permet à la soprano d’aborder des rôles de l’esthétique de la Giovane Scuola et du Vérisme (Giorgetta de Il Tabarro est prévu en avril à Rome) tout en n’oubliant pas le bel canto romantique (Anna Bolena au San Carlo de Naples en juin prochain). Voilà sans doute les ingrédients de l’éclatant succès remporté par Maria Agresta, lors de cette dernière représentation. Faisant en sorte de dégager l’évolution psychologique de ce si beau personnage que l’on voit passer, au fil des actes, d’une jeunesse insouciante et mélancolique (« Il giorno intorno già s’inserra lentamente ! ») à une maturité forcée par les temps tragiques traversés, le timbre adamantin de l’interprète sait progressivement se faire plus moiré. Lorsque, chevelure désormais coupée pour permettre au couperet de la guillotine de remplir son œuvre, Maddalena franchit la grille de la prison, c’est une femme moderne, au sourire radieux, que le spectateur peut désormais contempler. Si l’interprétation est fouillée, la psychologie vocale du personnage n’est pas en reste : parvenant, au premier acte, à donner des accents candides et espiègles à un organe qui nous a paru encore plus ample que lors des représentations scaligères d’Adriana Lecouvreur en mars dernier, Maria Agresta trouve dans son premier duo avec le poète, à l’acte II, un véritable moment de grâce (« Ora soave, sublime ora d’amore ! Possente l’anima sfida il terrore ! »/« Heure suave, sublime heure d’amour ! De toute sa puissance, mon âme défie la terreur ! ») qui n’a d’égal que l’interprétation admirable de son air « La mamma morta », à l’émotion à fleur de peau, n’oubliant pas pour autant, aussi souvent que nécessaire, des explosions lyriques jamais outrancières. Une interprétation qui fera date, tout simplement.

Il fallait à cette Maddalena de grande classe, un poète alliant la fièvre de l’accent à la vaillance attendue dans les morceaux de bravoure dont regorge, d’un bout à l’autre de la soirée, le chef d’œuvre de Giordano : nous avons donc été amplement comblé par la performance vocale de Martin Muehle qui parvient sans fatigue apparente, lors de cette soirée, jusqu’à un duo final au souffle épique absolument grisant. Ici, les exigences du chant post-romantique reprennent enfin leurs droits, depuis le flux mélodique d’un Improvviso à la spontanéité jamais exagérée jusqu’à un « Come un bel dì di maggio » jamais larmoyant ni ne forçant le trait. Mais c’est, selon nous, dans toute la scène du deuxième acte qui commence à partir de la magnifique phrase « Credo a una possanza arcana »/ « Je crois en une puissance secrète » et qui conduit au premier duo avec Maddalena que le ténor germano-brésilien dévoile une technique hors-pair (le la bémol caressant et périlleux sur « Ora soave » force l’admiration) qui emporte l’enthousiasme et fait rendre les armes au critique jusqu’à un « Viva la morte insiem ! » final, fusionnel à souhait.

Une soirée qui fera date et un fort beau spectacle pour cette première saison de Cecilia Bartoli.

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[1] La Traviata en 2013 avec une quasi-inconnue Sonya Yoncheva…

Les artistes

Andrea Chenier : Martin Muehle
Carlo Gérard : Claudio Sgura
Maddalena de Coigny : Maria Agresta
La comtesse de Coigny : Annunziata Vestri
Bersi : Fleur Barron
Madelon : Manuela Custer
Roucher : Alessandro Spina
Fléville : Andrew Moore
Fouquier-Tinville : Giovanni Furlanetto
Mathieu : Fabrice Alibert
Un Incroyable : Reinaldo Macias
L’abbé : David Astorga
Dumas/ Schmidt : Eugenio Di Lieto
Le majordome : Matthew Thistleton

Chef de chant : Kira Parfeevets
Chœur de l’Opéra de Monte-Carlo : Stefano Visconti
Orchestre philharmonique de Monte-Carlo,  direction : Marco Armiliato

Mise en scène : Pier Francesco Maestrini
Décors et conception vidéo : Nicolàs Boni
Conception vidéo : Matias Otalora
Costumes : Stefania Scaraggi
Lumières : Daniele Naldi
Chorégraphie : Silvia Giordano

Le programme

Titre de l’opéra ou du spectacle

Andrea Chénier, drame historique en quatre actes créé au Teatro alla Scala, Milan, le 28 mars 1896

Musique : Umberto Giordano (1867-1948)

Livret : Luigi Illica