Le Viol de Lucrèce par l’Académie de l’Opéra de Paris aux Bouffes du Nord : un remarquable travail d’équipe

Crédit Photos : © Studio J’adore ce que vous faites !/OnP

Un spectacle à ne pas manquer, notamment pour découvrir des voix qui, très probablement, compteront dans le paysage lyrique de demain. 

Nous avons à de nombreuses reprises eu l’occasion de dire tout le bien que nous pensons des artistes actuellement en résidence à l’Académie de l’Opéra de Paris et du remarquable travail qu’ils y accomplissent. Le Viol de Lucrèce, proposé actuellement aux Bouffes du nord, confirme cette excellente impression.

Il faut d’abord se réjouir du choix de l’œuvre, d’abord parce qu’elle n’est pas si souvent entendue, ensuite parce qu’elle se prête parfaitement à ce travail d’équipe, avec huit rôles suffisamment importants pour permettre à chaque interprète de construire un personnage et de faire valoir ses qualités vocales. Le livret, enfin, est suffisamment fort dramatiquement pour proposer un travail riche et varié sur la mise en scène et le jeu d’acteur.

Le tout récent Hippolyte et Aricie de Jeanne Candel à l’Opéra Comique avait laissé la critique pour le moins perplexe… Cette fois-ci, la metteuse en scène, avec la complicité de Lisa Navarro (décors), Pauline Kieffer (costumes) et César Godefroy (lumières), propose un spectacle convaincant. On est pourtant sceptique lors des toutes premières scènes, où l’orchestre et le chef sont dissimulés au regard du public par un rideau, et où les costumes (les éternels treillis/rangers pour les soldats) ou les accessoires, forcément cheap et laids (les non moins éternels table pliante et tabouret en formica, caisse en plastique, lampes de poche), laissent craindre un spectacle plutôt routinier. Fort heureusement, dès que le rideau tombe pour devenir le tapis sur lequel évolueront les personnages, dévoilant ainsi un immense métier à tisser (métaphore du temps mais aussi de la fidélité de Lucrèce attendant patiemment le retour de son mari, telle une nouvelle Pénélope), les choses s’améliorent en abandonnant l’accessoire pour se concentrer sur l’essentiel, à savoir les tensions entre les personnages, la violence de leurs relations et le jeu dramatique des chanteurs, qui se révèlent d’ailleurs être tous des acteurs impliqués et convaincants. La délicate scène du viol, grâce à la grande structure du fond de scène sur laquelle s’isolent Lucrèce et Tarquinius, est montrée à la fois dans toute sa violence et sa crudité (même si le geste final de Tarquinius est vraiment inutile…), sans pour autant verser dans l’exhibitionnisme. Restent les points les points délicats à traiter : l’ambiguïté et la complexité du désir sexuel, et surtout l’interprétation chrétienne des événements… Jeanne Candel n’en propose pas de « lecture » particulière, mais c’est peut-être en fait à mettre à son crédit : laissons parler le texte (en l’occurrence, pour l’essentiel, le chœur masculin) et laissons le public s’approprier comme il l’entend cette « récupération » chrétienne un peu bavarde et pour tout dire moyennement convaincante (elle fut d’ailleurs reprochée aux auteurs dès les premières représentations de l’œuvre)…

Musicalement, le spectacle est une très belle réussite. Le mérite en revient en premier lieu aux (jeunes) musiciens de l’orchestre (musiciens de l’Académie de l’Opéra national de Paris , de l’Ensemble Multilatérale et de l’orchestre-Atelier Ostinato) et au chef Léo Warynski qui proposent de l’œuvre une interprétation pleinement convaincante : Léo Warynski (que, pour notre part, nous entendions pour la première fois dans un opéra), trouve le délicat équilibre entre sensibilité (sans maniérisme), dramatisme (sans histrionisme) et lyrisme (sans pathos) qui est au cœur de l’œuvre, et se montre par ailleurs constamment attentif aux chanteurs et à l’équilibre entre l’orchestre et les voix. Une très belle réussite !

Tous les chanteurs (préparés par Jeff Cohen), enfin, se sont montrés parfaitement à la hauteur des exigences de leurs rôles. Le Suédois Tobias Westman (Chœur masculin) fait valoir ses habituelles qualités de style et une belle sensibilité, portée notamment par un sens des nuances aguerri (avec en particuliers de forts beaux effets de voix mixte) ; son avatar féminin, Andrea Cueva Molnar, n’est pas en reste, incarnant le chœur féminin avec une implication  qui en fait bien plus que le simple témoin du drame. Cornelia Oncioiu et Ksenia Proshina incarnent des Bianca et Lucia pleinement convaincantes, dont les timbres (chaud et velouté pour la première, léger et un brin acidulé pour la seconde) se marient admirablement avec celui de Lucrèce. Aaron Pendleton est un Collatinus plein d’humanité, dont la voix, même si certains aigus sont encore un peu fragiles, a nettement gagné en homogénéité sur l’ensemble de la tessiture depuis ses premières prestations. Alexander Ivanov est un Junius sobre, très émouvant au premier acte, à la voix homogène et bien projetée.

Marie-André Bouchard-Lesieur et Alexander York pendant les répétitions (© Charles-Alexandre Creton -OnP)

Il est impressionnant de voir à quel point la voix d’Alexander York semble s’être libérée depuis ses premiers pas à l’Académie. L’émission est franche, la voix reste richement colorée sur tout l’ambitus, et l’acteur se donne sans compter, proposant une incarnation pleinement convaincante du difficile rôle de Tarquinius. Enfin, Marie-Andrée Bouchard-Lesieur, dans un rôle marqué par des monstres sacrés tels Kathleen Ferrier (la créatrice de Lucrèce) ou Janet Baker, propose une Lucrèce constamment bien chantante, toujours sobre et digne, et révèle par ailleurs de beaux talents de tragédienne.

Un spectacle à ne pas manquer, notamment pour découvrir des voix qui, très probablement, compteront dans le paysage lyrique de demain. Notez qu’une seconde distribution chante l’œuvre en alternance : elle comporte d’autres jeunes artistes tout aussi talentueux, aux personnalités artistiques et vocales parfois assez différentes de celles de la première distribution. N’hésitez donc pas à découvrir les excellents Kiup Lee, Alexandra Flood, Niall Anderson, Danylo Matviienko, Timothée Varon et Ramya Roy dans ce même spectacle !

 

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Les artistes

Lucretia   Marie-Andrée Bouchard-Lesieur
Chœur féminin   Andrea Cueva Molnar
Bianca   Cornelia Oncioiu
Lucia   Kseniia Proshina
Tarquinius   Alexander York
Choeur masculin   Tobias Westman
Collatinus   Aaron Pendleton
Junius   Alexander Ivanov

Musiciens de l’Académie de l’Opéra national de Paris , de l’Ensemble Multilatérale et de l’orchestre-Atelier Ostinato, dir. Léo Warynski

Mise en scène   Jeanne Candel

L’oeuvre

Le Viol de Lucrèce 

Opéra en deux actes de Benjamin Britten, livret de Ronald Duncan d’après la pièce d’André Obey inspirée de Shakespeare.

Représentations du 14 mai 2021, Théâtre des Bouffes du Nord.