« CHANTONS, FAISONS TAPAGE ! – Sans paillettes, le concert-spectacle de l’Opéra-Comique mise sur musique et poésie avec élégance : chapeau bas !

Chantons, faisons tapage ! à l’Opéra Comique

Ce 15 janvier 2021, « Chantons, faisons tapage »  de l’Opéra-Comique est programmé sur une chaine nationale à une heure de large audience (France5 tv à 20 h 50) : quelle première et quel bonheur !

Le chef d’orchestre Laurent Campellone et le metteur en scène Thomas Jolly ont conçu ce concert-spectacle d’une rare poésie sur le plateau de l’Opéra-Comique avec les interprètes de la production 2017 de Fantasio. La sobre élégance et l’économie de la mise en espace est en phase avec la période de crise sanitaire et de repli social que nous vivons. Lorsque les publics de France et d’Europe sont soumis à la diète depuis la mi- octobre (à l’exception de l’Espagne et du Portugal), cette fenêtre sur le spectacle lyrique est une joie partagée par des milliers de spectateurs.trices. Hérold, Gounod, Offenbach, Thomas, Saint-Saëns, Delibes, Bizet et Poulenc sont de la fête grâce au talent de l’Orchestre de chambre de Paris, du chœur Aedes et d’artistes français.

En streaming ici jusqu’au 22 janvier 2021

Transmettre la quintessence de la poésie lyrique française avec la sensibilité actuelle

Quelle belle concordance entre l’univers visuel et la sélection lyrique française de ce concert-spectacle ! Cette soirée ravive notre plaisir de « spectateur dans un fauteuil », et pour certain.e.s quelques souvenirs de spectacles réussis de l’Opéra-Comique, tels Zampa, Fantasio ou Hamlet.

En effet, la construction de l’univers visuel autour de la sélection de 12 œuvres semble « cousu-main » par les deux concepteurs complices. Pour le premier univers, la quasi absence de décor, autre que le plateau et les loges d’avant-scène, nous place au cœur de l’écrin de la salle Favart. Dans cet espace intime, la mise en espace est simple et naturelle. Le rebord de scène devient une assise pour les protagonistes, la loge surplombant le plateau abrite les amours de Juliette et  de Roméo, ou bien se transforme en sortie lestement enjambée …  Seul un pylône d’acier, en premier plan de scène, permet à Fantasio de décrocher la lune dans sa ballade, ou encore à Lakmé et sa suivante Malika de s’abriter fraternellement. Ni paillettes ni strass, ni démonstration extravertie de jeux scéniques ne viennent  rompre la douce tonalité tour à tour élégiaque, tendre, piquante. En effet, quelques extraits franchement comiques ou spirituels sont distillés durant la soirée. Issus de La Vie parisienne et de La Belle Hélène, ils s’avèrent propices à alléger l’ambiance et, si possible, à tourner en dérision notre  propre actualité sociale. De rares costumes (issus de productions antérieures) silhouettent quelques artistes lyriques, qui l’étudiant Sparck (Fantasio), qui le valet Frantz des Contes d’Hoffmann, qui la juvénile Juliette Capulet en blanc vaporeux, sans oublier le chapeau à trois pointes de l’impertinent Fantasio. Toutefois, hormis l’indémodable marinière, la tenue noire est homogène : elle ravale au même rang de troupe les solistes, choristes et musiciens d’orchestre dans des lumières tamisées, parfois étoilées. Le rougeoiement étant réservé à l’emblématique Carmen !

L’astuce de cet univers en mi-teinte réside également dans la projection simultanée de certains vers chantés sur l’écran (au graphisme créatif). Loin de la fonction «  sous-titrage », ces vers forment des sortes d’exergues poétiques sélectionnés pour leur capacité à résonner dans notre actualité. Peu à peu, téléspectateur et téléspectatrice sont connectés.es à ce fil d’Ariane par la mise en espace sonore. Personnellement, nous distinguons soit des moments vécus, soit des germes d’espérance. Pour les uns, notre empathie se porte sur les ordres de Nilakantha dans Lakmé – « Et dans un cercle  infranchissable Vous l’enfermerez » – ou sur les injonctions des contrebandiers dans Carmen – « Prends garde de faire un faux pas ! » Pour les autres, ils infusent tour à tour l’apaisement (« Calme des nuits,  Vaste scintillement ») ou la résilience – « Sur une piste où la mort A les empreintes de la vie » d’Eluard pour Figure humaine. Renforcés par leur expressivité musicale, certains doudous lyriques (que nous savons à peu près fredonner !) diffusent avec bonheur l’ironie (« Jour et nuit je me mets en quatre », 3e acte des Contes d’Hoffmann), voire le détournement – « Le sort des fous est agréable », prophétie d’A. de Musset dans Fantasio.

Tournant le dos aux feux convenus de l’ouverture de la Scala (décembre 2020) ou bien des concerts de nouvel an (Vienne, Venise), le « Chantons » de l’Opéra-Comique caresse donc nos états d’âme avec compréhension. Le final du concert-spectacle (qui est aussi celui des Contes) ne le résume-t-il pas ?  « On est grand par l’amour Et plus grand par les pleurs ».

La « troupe de Favart » au prisme des subtilités du répertoire français

Si ce concert-spectacle nous touche avec tant d’intime proximité, c’est évidemment grâce au raffinement du répertoire lyrique français, exalté par le talent de tous les interprètes. En s’étalant du XIXe siècle jusqu’à une partie du XXe siècle, la sélection d’extraits d’opéras, pour la plupart créés in vivo, déploient les subtilités d’orchestration et de vocalité. De l’opéra-comique Zampa (1831) de L.-J.-F. Hérold jusqu’à la cantate Figure humaine de Francis Poulenc et Paul Eluard (1945), les évolutions de langage ne masquent pas ces subtilités. Certes, quelques auditeurs.trices regretteront l’absence d’Adam, de Chabrier, Massenet, Lecocq, Messager ou de Hahn, pourtant promus à l’Opéra-Comique depuis les années 2000 …  Mais les conditions exceptionnelles de production du spectacle, créé et capté à huis-clos dans l’urgence du mois de décembre 2020, expliquent sans doute cela.

Les aspects de « couleur locale », chers à l’opéra-comique, sont traduits en finesse dès le début du spectacle. Pour camper l’acte des contrebandiers espagnols de Carmen, l’entracte et le chœur du 3e acte  déploient une texture arachnéenne, puis le rythme de marche aux pieds légers. Comment mieux déconstruire les clichés propres à la Habanera ? Marianne Crebassa (mezzo), bohémienne en pantalon-veste et escarpins est provocante par le velouté de son timbre et son phrasé tour à tour nonchalant ou vigoureux (justesse à surveiller sur les demi-tons). Autre couleur, celle italianisante de Zampa d’Hérold nous séduit dans la superbe ouverture, dont l’orchestration pétillante brille grâce à la gradation orchestrale impulsée par Laurent Campellone (sans compter  l’accelerando) … à faire pâlir celles de Rossini !

Dans le registre romantique, nous sommes particulièrement charmés par les extraits de Roméo et Juliette (Gounod), de Fantasio (Offenbach) et de Lakmé (Delibes) : une même souplesse de la ligne mélodique, calquée sur le vers, affleure. Si tous les artistes de la soirée sont impliqués et talentueux, la palme revient au tandem des chanteuses Marianne Crebassa  et Jodie Devos (soprano). La mezzo a recréé le rôle travesti du bouffon Fantasio d’Offenbach, dans la mise en scène de Thomas Joly à l’Opéra-Comique (2017). Elle projette  un halo poétique dans sa ballade à la lune « Voyez dans la nuit brune » ou bien affiche son désenchantement amusé dans l’extrait suivant. La soprano, quant à elle, excelle dans le legato intime de l’air d’Elsbeth (« Voilà la ville en fête », Fantasio), autant que dans les couleurs de timbre irisées lors du duo des fleurs de Lakmé. Ici, la sororité incarnée par les interprètes, partageant une flexibilité vocale à toute épreuve, est juste impressionnante ! Si l’ampleur de Jodie Devos est légèrement en dessous du requis pour le duo d’amour de Roméo et Juliette (« Ange adorable »), le couple formé avec le ténor François Rougier demeure très émouvant. Tel n’est pas le cas du rôle de Mercutio dans la Ballade de la reine Mab … Égalant le talent des deux chanteuses, le baryton Jean-Sébastien Bou convainc au fil des divers ensembles. Avec une prononciation exemplaire, il excelle dans sa prestation soliste d’Hamlet de Thomas (« Comme une pâle fleur »), empreinte de noblesse. Dans l’air de Cinq-Mars de Gounod, le chant frémissant d’Anna Reinhold fait suite à un prélude instrumental d’une couleur originale (bois aigus).

Pour s’accorder au registre des opéras-bouffes d’Offenbach, les atouts diffèrent évidemment. L’esprit « Second Empire » claque avec chic et brio dans le final du 1er acte de La Vie parisienne (« Vous serez notre guide Dans la ville tranquille ») et pétille dans le trio patriotique de La Belle Hélène. Saluons la précision rythmique des chanteurs, soit l’excellent baryton Franck Leguérinel, et ses comparses, Yoann Le Lan, Quentin Desgeorges, J.-Sébastien Bou. Leur écoute mutuelle fait caracoler les sous-entendus de noceurs pour le premier extrait ou le cri du cœur « Ca ne peut pas durer plus longtemps ! » pour le second. Quant à la parodie du « mauvais chanteur » que tente le jeune ténor Flannan Obé dans le rôle bouffe de Frantz  (Contes d’Hoffmann), elle nous amuse par sa connivence avec l’orchestre. Et tout autant les couplets de la « Chanson des fous » (Fantasio), rondement menés par le jeune baryton Philippe Estèphe, qui conjugue clarté de timbre et instinct scénique.

Enfin, ces extraits solistes ne peuvent éclipser les chœurs a cappella participant du voyage musical … eux, sans tapage ! Celui de Saint-Saëns (Calme des nuits, op. 68) fascine par sa pureté polyphonique quasi renaissante, tandis que les deux extraits de Figure humaine de Poulenc irradient dans l’espace, riches de leur épure harmonique. Nous apprécions la pertinence du choix de cette dernière cantate, livrant la souffrance du peuple français sous l’Occupation (1943-1945). Le chœur mixte Aedes, dirigé par son chef, Mathieu Romano, sculpte les sons de ces polyphonies avec ductilité.

Les musiciens de l’Orchestre de chambre de Paris ne sont pas en reste pour valoriser les finesses orchestrales du répertoire français. Soli de flûte (entracte de Carmen), de clarinette (Zampa) sont remarquables, autant que la virtuosité de l’ensemble sous la baguette avertie de Laurent Campellone.

Plus que jamais, cette osmose des équipes artistiques nous fait phosphorer …  pourquoi ne pas relocaliser la troupe de chanteurs dans chaque Maison ? (voir édito octobre 2020). Face à la crise sanitaire et sociale, à la prise en compte de l’éco-responsabilité, l’implantation de la troupe auprès de l’orchestre et du chœur de chaque Opéra semble désormais un atout autant qu’une nécessité !

Comme un phoenix …l’Opéra-Comique

 « Chantons, faisons tapage » ravive les braises de nos joies de (télé)spectateur.trice. Si on met ce spectacle en perspective avec les dernières productions de l’Opéra-Comique depuis la fermeture des théâtres : Hyppolite et Aricie de Rameau en distanciel (novembre 2020, en streaming sur le site de l’Opéra Comique ici), Le Cabaret horrifique en présentiel à l’issue du premier confinement ( visible ) , et bientôt la découverte d’un opéra de Mondonville, on applaudit l’implication réactive des équipes sous la direction d’Olivier Mantei. Fort de son histoire chahutée depuis les théâtres de Foires, l’Opéra-Comique sait renaître de ses cendres en toute période. En 2020-21, ce Phoenix serait-il le théâtre lyrique parisien à la pointe des missions de service public ?

« Il est grand temps de rallumer les étoiles ! » (Apollinaire, Les Mamelles de Tirésias, 1917).

Les artistes

Mise en espace Thomas Jolly
Réalisation : Julien Condemine

Artistes lyriques : Marianne Crebassa, Jodie Devos, Anna Reinhold ; Jean-Sébastien Bou, Quentin Desgeorges,  Philippe Estèphe, Virgile Frannais, Yoann Le Lan, Franck Leguérinel, Flannan Obé, François Rougier.
Chœur Aedes , direction Mathieu Romano

Orchestre de chambre de Paris, dir. Laurent Campellone.

Le programme

Chantons, faisons tapage !

Spectacle enregistré à l’Opéra Comique, disponible ici jusqu’au 22 janvier 2021

  1. Bizet, Carmen– Chœur et ensemble (acte III), Prélude orchestral (acte III), Habanera
  2. Delibes, Lakmé– chœur de conjurés « Au milieu des chants d’allégresse », Duo des fleurs
  3. Gounod, Cinq-Mars– « De vos traits mon âme est navrée » – Roméo et Juliette – duo « Ange adorable », Ballade de la reine Mab
  4. Hérold, Zampa  – Ouverture
  5. Offenbach
    Fantasio – Air d’entrée de Fantasio (Ballade à la lune), Chanson des Fous, « Voilà toute la ville en fête » –
    Les Contes d’Hoffmann – Air de Franz « Jour et nuit, je me mets en quatre », Final –
    La vie parisienne – Trio « Jamais foi de cicérone » (acte I) –
    La Belle Hélène  – Trio patriotique
  6. Poulenc, Figure humaine, Aussi bas que le silence, Le jour m’étonne et la nuit me fait peur
  7. Saint-Saëns, Calme des nuits
  8. Thomas, Hamlet – « Comme une pâle fleur »