DER KAISER VON ATLANTIS : l’art comme acte de résistance et volonté de vivre

Streaming – Redécouverte à Düsseldorf de L’EMPEREUR D’ATLANTIS OU LE REFUS DE LA MORT, un opéra composé par Viktor Ullmann pendant sa détention dans le camp de Terezin.

La Deutsche Oper am Rhein de Düsseldorf nous permet de découvrir Der Kaiser von Atlantis oder Die Tod-Verweigerung (L’Empereur d’Atlantis ou le Refus de la mort) de Viktor Ullmann, une oeuvre forte et de qualité, au-delà des terribles circonstances qui virent sa composition. 

https://youtu.be/V1OfiRV5GJw

Disponible jusqu’au 30 avril 2021
Sous-titres en français

Quelle valeur la vie et la mort ont-elles dans un monde qui a privé les gens de toute dignité ?

Par un concours de circonstances, à quelques jours d’intervalle, l’Allemagne – un pays qui regarde son passé en face – propose deux œuvres de compositeurs persécutés par le nazisme : à Munich la Bayerische Staatsoper monte Die Vögel (Les Oiseaux) de Walter Braunfels, à Düsseldorf la Deutsche Oper am Rhein met en scène Der Kaiser von Atlantis oder Die Tod-Verweigerung (L’Empereur d’Atlantis ou le Refus de la mort) de Viktor Ullmann, deux paraboles faisant référence à la terrible réalité de leur époque.
Quelle valeur la vie et la mort ont-elles dans un monde qui a privé les gens de toute dignité ? C’est autour de cette question que s’articule l’œuvre d’Ullmann, composée pour un ensemble de solistes de premier plan en 1943-44, au milieu des horreurs quotidiennes du camp de Terezin dans lequel le compositeur et librettiste Peter Kien étaient enfermés. Le camp de concentration tchèque avait été choisi par la propagande nazie pour masquer les atrocités et les horreurs des camps de la mort : on y réalisait des films sur la vie apparemment idyllique que menaient les personnes détenues, dont on voulait faire croire qu’elles pouvaient aller au café et assister à des concerts ou des représentations théâtrales (1). Mais la partition d’Ullmann a survécu en tant que preuve d’une résistance artistique passionnée contre un régime inhumain.

Un livret à la portée symbolique

L’œuvre raconte l’histoire de l’empereur totalitaire paranoïaque (Overall) qui se livre à la guerre avec une passion telle que la Mort elle-même finit par prendre position contre lui. Le peuple refusant une acceptation massive silencieuse, le système impérial basé sur l’injustice perd son pouvoir au moment où la Mort démissionne de ses fonctions. Cette forme d’immunité à la mort a dû sonner cruellement sarcastique à Terezin, ou moururent près de 140 000 personnes…
Face à une mort « mécanisée » à l’échelle industrielle, présidée par l’empereur de l’Atlantide, Arlequin et la Mort – « la vie qui ne peut plus rire et la mort qui ne peut plus pleurer » – sont réduits à observer un monde « qui ne sait plus comment profiter de la vie et mourir de la mort ». Lorsque l’Empereur déclare une guerre de tous contre tous, la Mort se sent dépouillée de toute dignité et refuse de servir l’Empereur plus longtemps. Si la mort perd son horreur, tout perd son sens : quel pouvoir reste-t-il à un despote meurtrier si personne dans son empire ne peut plus mourir ? Les exécutions ne peuvent avoir lieu, les soldats s’avèrent incapables de s’entretuer et bientôt le pays tout entier est submergé par les protestations amères des morts-vivants contre l’immortalité qui leur est imposée. La Mort propose alors de mettre fin à sa grève si l’empereur accepte de se sacrifier « comme le premier homme à subir cette nouvelle mort ». C’est de l’Empereur,  acceptant finalement de suivre la Mort, que provient alors le salut final.

Un mémorial autant qu’un exemple de courage et de volonté

On est tenté d’élever L’Empereur de l’Atlantide, rare opéra dont nous savons qu’il a été composé dans la privation et l’horreur d’un camp de concentration nazi, au rang de mémorial face à l’oppression et à l’anéantissement, d’exemple brillant de courage et de volonté créatrice en dépit de circonstances effroyables. Mais s’il mérite d’être reconnu en raison de cette place très particulière dans le répertoire lyrique, sa spécificité et sa valeur artistique intrinsèque ne doivent pas non plus être occultés. Son intérêt dramatique et musical transcende en effet les conditions de sa création.
Ullmann et Kien ont pu transposer dans le monde de l’art ce qui leur était refusé dans la vie réelle,  leur expression artistique étant un moyen de résistance pour réaffirmer leur dignité humaine et leur volonté de vivre. Ils ont ainsi démontré qu’ils appartenaient à la tradition culturelle européenne auxquels les nazis les avaient si brutalement arrachés : dans cette œuvre d’une heure seulement, Ullmann se réfère non seulement aux influences de sa contemporanéité, de Schönberg aux danses à la mode en ces années 20 et 30, mais il inclut également des citations musicales cryptées telles que le choral de Bach Ein’ feste Burg ist unser Gott, ou l’hymne national allemand. De ces thèmes populaires juxtaposés à des passages atonaux et des réminiscences mahlériennes, Axel Kober et les Düsseldorfer Symphoniker offrent une lecture lucide et confèrent vie et épaisseur à une œuvre fragmentaire n’ayant pas connu de version définitive.

Une belle réalisation scénique et musicale

Dans la mise en scène d’Ilaria Lanzino, Arlecchino (Vie) et Mort sont liés par un fil (toute la scénographie d’Emine Güner, qui conçoit également les costumes, est faite de fils tendus qui délimitent les espaces, comme dans une œuvre constructiviste de Naum Gabo ou un dessin en perspective en trois dimensions), et la Mort éteint avec lassitude la flamme allumée à plusieurs reprises par Arlecchino, ici un Pierrot en lambeaux qui chante la lune dans un quasi Sprechgesang pas très éloigné de Pierrot Lunaire. Schönberg n’est pas la seule influence sur la musique d’Ullmann : on note également des réminiscences de Kurt Weill dans certaines marches ou l’utilisation de sonorités livides.
Les costumes des personnages trouvent leurs sources dans diverses inspirations : l’Empereur est entièrement maquillé en or ; il n’a pas de moustaches, mais dans les vidéos diffusées derrière lui, son attitude rappelle celle d’un certain peintre de Braunau ; l’Orateur a une spirale sur la poitrine comme celle de l’Ubu dessinée par Jarry, si ce n’est qu’elle est lumineuse, tandis que des accessoires non réalistes et des perruques rigides caractérisent le Soldat, la Fille et le Tambour, les autres personnages de cet acte unique.
Des sept interprètes, on retiendra surtout les belles performances du baryton Emmett O’Hanlon (l’Empereur), de la basse Luke Stoker (la Mort) et du ténor David Fischer (Arlequin).

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(1) Dans son poignant livre de 1963, Le Requiem de Terezin, l’écrivain Josef Bor raconte l’exécution du Requiem de Verdi avec un chœur et un orchestre composés de déportés, tous conscients qu’ils allaient bientôt mourir. Dans le public, outre les prisonniers, il y avait de hauts gradés nazis, dont Adolf Eichmann lui-même.

Pour lire cet article en VO (italien) 


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Les artistes

L’Empereur Overall  Emmett O’Hanlon
L’Orateur  Thorsten Grümbe
La Mort  Luke Stoker
Arlequin  David Fischer

Düsseldorfer Symphoniker, dir. Axel Kober

Mise en scène  Ilaria Lanzino

Le programme

L’Empereur d’Atlantis

Opéra en un acte de Viktor Ullmann, livret de Peter Kien.

Enregistré le 10 octobre 2020 à la Deutsche Oper am Rhein de Düsseldorf.