Mahler-Sokhiev, duo gagnant à la Philharmonie de Paris

Sokhiev-Mahler-Résurrection : c’était déjà, voilà un peu moins de dix ans, une des affiches-phares de la saison de concerts du Théâtre des Champs-Élysées. Depuis, les incursions du chef ossète en terres mahlériennes se sont multipliées à la tête de l’Orchestre national du Capitole, révélant une belle familiarité avec l’univers d’un des symphonistes les plus audacieux du XXe siècle. Sans doute l’enseignement d’Ilya Musin, qui a formé des mahlériens aussi éminents que Gergiev, Currentzis, Bychkov ou Barshai n’y est-il pas étranger. Ce qui frappe surtout, dans l’impressionnante démonstration de maîtrise donnée hier à la Philharmonie, c’est la capacité de Sokhiev et de sa phalange toulousaine – pourtant tenue trente-cinq ans durant bien loin des rives du Danube ! – à garder constamment intelligible un discours luxuriant, complexe dans son orchestration comme dans son architecture. Le chef Hans von Bülow, découvrant cette partition, ne se serait-il pas exclamé : « Si ce que j’ai entendu est de la musique, alors je ne comprends plus rien à la musique » ?

 

Vaste fresque associant à un orchestre pléthorique un chœur mixte et deux chanteuses, la Symphonie n°2 résume à elle seule tout ce qui fait la singularité et la séduction de la musique de Mahler, à la fois dense et vibrionnante, grinçante ou naïve, ancrée dans le trivial ou planant dans les hautes sphères du sublime. Alors qu’il n’a pas trente ans – et une production encore modeste : une symphonie, la cantate post-romantique du Klagende Lied, quelques mélodies pas encore arrangées en cycles et un brahmsien Quatuor avec piano –, le compositeur façonne une partition colossale, au propos philosophique ambitieux puisque, étayée par un poème très Sturm und Drang de Friedrich Gottlieb Klopstock qui lui confère son titre, elle interroge la destinée humaine et la notion de vie après la mort.

Singulièrement, le discours musical qui se déploie pendant près d’une heure vingt débute et s’achève par une procession : la première, funèbre, avait d’abord été écrite comme un poème symphonique (Todtenfeier, 1888) censé célébrer les funérailles du héros « titanesque » de la Première Symphonie ; la seconde, composée six ans plus tard, voit les morts surgir de leur tombeau au jour du Jugement Dernier. Paradoxalement, l’œuvre se conclut sur la proclamation de la résurrection de « tout ce qui a cessé d’être », dans un chant qui mêle les vers de Klopstock à ceux de Mahler lui-même.

Entre ces deux tensions, Sokhiev a clairement choisi une lecture allégée de tout pathos excessif. Son Allegro maestoso initial sonne inhabituellement lumineux : si les trémolos fiévreux des cordes ou les vociférations railleuses des cuivres sont bien là, le chef accorde à la mélodie pastorale du cor anglais une attention amoureuse, et chaque pupitre semble sculpter le son mahlérien dans une perspective plus hédoniste que dramatique. Procession funèbre, certes, mais qui n’oublie pas d’être lyrique. Après une pause – pas de cinq minutes, comme le spécifiait Mahler, mais plus longue qu’à l’accoutumée, le temps de laisser passer une sonnerie de portable (!) –, l’enchaînement avec le joyeux ländler provoque un effet de rafraîchissante étrangeté, porté par des pizzicati joueurs où les cordes toulousaines semblent prêtes à investir le Musikverein un matin de nouvel an. L’impression se confirme dans le Scherzo, cette valse tournoyante aux accents klezmer (qui reprend le matériau du Wunderhorn-Lied « Des Antonius von Padua Fischpredigt ») brisée par des foucades rythmiques, les interventions pépiantes de la petite harmonie ou les scansions rageuses des percussions. Là encore, Sokhiev assure une mise en place rigoureuse de chaque plan sonore, avec des effets de zoom-dézoom qui ne paraissent jamais artificiels. Tout cela avance, sans précipitation mais avec l’impression d’une inexorable course à l’abîme. Le « Urlicht » du mouvement suivant passe comme un intermède impalpable, irréel, délivré avec des trésors de délicatesse par la mezzo wagnérienne Christa Mayer dont la voix ample, humble et solennelle, se double d’une articulation hors pair. Après cette méditation quasi chambriste, la déflagration du gigantesque Finale offre un kaléidoscope de couleurs et d’émotions d’ampleur opératique. Du crescendo de percussions aux fanfares jouées hors-scène en passant par les fragments de thème du Dies Irae disséminés à travers la première partie du mouvement, tout concourt à ménager à l’entrée – on serait tenté de dire à l’apparition – du chœur l’effet de contraste le plus saisissant possible. Et l’Orfeon Donostiarra réussit ce miracle : déposer dans chacune des 2 400 paires d’oreilles de la salle Pierre-Boulez le velours d’un triple pianissimo vibrant d’une émotion qui ne cessera de croître pour mener à l’apothéose finale. L’intervention sobre de la soprano Jeanine De Bique vient s’insérer sans heurt dans cet écrin de voix, et rayonne en duo avec Mayer jusqu’à l’éclatante profession de foi du chœur : « Tu ressusciteras, mon cœur, oui tu ressusciteras ! Ce que tu as enduré te portera vers Dieu ! »

On l’aura compris : une soirée magique, où l’orchestre de la Ville Rose s’est couvert de gloire. Et que je dédie pour ma part au couple qui, assis à la tribune derrière le chœur, a quitté sa place à la fin d’Urlicht pour assister, debout dans la travée, aux trente dernières minutes de la symphonie dans une étreinte tour à tour dansante, sautillante, joyeuse et émue. Mes voisins au parterre ne paraissaient pas les avoir remarqués. Mirage ? En rentrant chez moi, je me suis alors rappelé qu’à son ami le chef Bruno Walter, Mahler avait confié que le Scherzo de sa Résurrection pouvait évoquer « un couple dansant au son d’une musique lointaine »…

Les artistes

Jeanine De Bique, soprano
Christa Mayer, mezzo-soprano

Chœur  Orfeon Donostiarra
Chef de chœur : José Antonio Sáinz Alfaro

Orchestre National du Capitole de Toulouse
Direction : Tugan Sokhiev

 

Le programme

Mahler, Symphonie n° 2 en ut mineur, créée à Berlin en mars et décembre 1895.

Philharmonie de Paris, concert du lundi 11 février 2020