Didon en poème harmonique et dramatique

Didon et Énée, Boulogne-Billancourt, La Seine musicale, dimanche 16 novembre 2025

Voilà un spectacle particulièrement réussi, une Didon de théâtre, hors des sentiers battus, qui, avec sa durée inhabituelle (plus d’une heure et demie de musique en place des cinquante minutes habituelles), interroge. Nul doute que ce spectacle, reprise de quelques concerts de la saison précédente, a été pensé jusque dans ses moindre détails.

Didon est comme un météore, un chef d’œuvre composé par un jeune homme de trente ans. Mais on ne sait rien de sa création, peut-être en 1684 à la Cour, sans doute en 1689 dans un pensionnat de jeunes filles. Mais après la mort de Purcell, la partition disparaît, pour réapparaître à la fin du XVIIIè siècle… Mystérieux opéra décidément, composé en anglais, pas en italien – alors qu’à Londres la mode est aux musiques italiennes et françaises. Ici, Le Poème Harmonique n’oublie pas ces racines, y compris celles venant du monde ibérique. De plus, il manque des parties dans l’œuvre : le prologue, l’épilogue, un chœur des sorcières, peut-être un rôle d’Enée plus important…

C’est de ces manques que Vincent Dumestre s’inspire pour nous proposer sa version de l’œuvre, complétée de moments instrumentaux piochés dans d’autres compositions de l’Orpheus Britannicus, dont Le Roi Arthur. Il n’est pas le premier à l’oser. Comme il l’explique lui-même, Purcell faisait par exemple mention d’une chaconne à la guitare ; alors, avant la fin de l’acte I, le chef fait jouer cinq musiciens venus au-devant de la scène, trois guitares, un théorbe et une viole : pur moment de poésie, d’un raffinement musical amenant les musiciens à un impalpable pianissimo aux frontières du silence.

Il y a bien longtemps que le sens du théâtre de Vincent Dumestre n’est plus à prouver. Par ses ruptures de ton, ses silences ou accentuations (chœur final), il sait varier les climats et les effets, sachant mettre à profit le lieu, ce vaste plateau sur lequel il fait se mouvoir les choristes dans une sorte de chorégraphie bien venue, où ils rampent et miment des sorcières.

Et l’on se dit que cette mise en espace vaut toutes les mises en scènes improbables, tant l’investissement des chanteurs et des choristes est naturel et dramatique. La fluidité corporelle d’un chœur par ailleurs d’une précision absolue ajoutait au plaisir visuel, magnifié par l’utilisation des lumières (rouge pour les sorcières !) comme de l’espace de la Seine Musicale.

Restent deux questionnements : tant d’intermèdes ajoutés ne nuisent-ils pas à l’action resserrée, qui a parfois tendance à se distendre ? Et le choix de mettre au premier rang de l’orchestre la guitare baroque de Victorien Disse, omniprésente, n’est-il pas trop insistant, venant rompre les couleurs mêmes de l’orchestre de Purcell, imposant parfois sa scansion et sa sonorité au détriment des cordes ? Sans oublier d’autres libertés prises avec l’instrumentation, le chef ajoutant ici des castagnettes, là des flûtes à bec (si prisées à l’époque de Purcell selon la mode française), mais aussi n’hésitant pas à changer les longueurs de notes…

Après tout, pourquoi pas, car rien n’était figé dans l’Angleterre de la fin XVIIe siècle ? Et s’il y a les manques de la partition, il y a aussi une tradition d’invention voire d’improvisation comme la tradition élisabéthaine et shakespearienne le rappelle. L’étoffe de ce spectacle en est une illustration vivante, jusqu’à ce moment unique où le virginal d’Elisabeth Geiger (toujours aussi subtile) tisse une sorte de musique improbable et poétique sur laquelle les instruments viennent s’accorder, moment rare, rendant fluide et quasi magique ce temps nécessaire qui d’habitude est une coupure.

Cette soirée fut intense, d’abord grâce à un effectif instrumental particulièrement brillant. L’ouverture annonça immédiatement la couleur avec un jeu contrasté sur les sonorités et les dynamiques. D’une suavité mélancolique à la fureur déchaînée, Le Poème harmonique a déployé une palette de charmes ensorcelants, emmené par le violon virevoltant de Louise Ayrton, où Elsa Franck se jouait de la flûte et du hautbois comme à son habitude, où la harpe délicate de Sara Agueda Martin ajoutait ses notes cristallines alors que Sylvain Fabre déclenchait une tempête et un tonnerre terrifiants.

Cette interprétation bénéficie d’une distribution vocale sur les sommets. Les « petits » rôles s’imposent par les voix d’une seconde dame que l’on souhaiterait entendre plus longuement, tant Marie Théoleyre y est naturelle, enjouée, évidente. La première sorcière de la mezzo Caroline Meng est piquante, alors que le baryton Marc Mauillon, à la fois magicienne et marin, est simplement parfait de précision, de présence inspirée, de chant et de diction. Dans une intervention qui est un autre grand moment du spectacle, c’est avec panache et une autorité impressionnante que le contre-ténor Fernando Escalona Melendez incarne l’esprit qui impose à Énée de quitter Carthage, debout, en fond de scène. Le trop court rôle d’Énée, souvent ingrat tant la partition ne développe pas son personnage, devient touchant dans la chaude voix du baryton Jean-Christophe Lanièce. 

La Belinda de Perrine Devillers est à l’image de tous les rôles qu’elle chante : lumineuse, rayonnante, dès ses premières notes. Quant à Didon, le timbre de mezzo d’Adèle Charvet nous bouleverse dès ses premières notes, sa première plainte. Elle est cette reine blessée, inquiète, tourmentée, au port de reine dans sa voix comme dans son jeu. On se souviendra de son Remember me déchirant qui la voit mourir sur scène et nous émeut tant.

Le chœur de déploration final fut plus expressif que recueilli et l’apaisement est venu du bis, a capella, par un chœur à huit voix parfait auquel se sont joints les solistes dans ce Hear my prayer O Lord, œuvre inachevée d’Henry Purcell qui a agi comme un baume après le drame.

Rien de plus logique si L’International Opera Awards vient, il y a deux jours à Athènes, de consacrer Adèle Charvet Révélation lyrique 2025. Ce dimanche, avec son timbre si bouleversant, elle nous révélait les failles intérieures de la Reine de Carthage.

Les artistes

Didon, reine de Carthage  : Adèle Charvet
Belinda, sa sœur : Perrine Devillers
Énée, prince troyen : Jean-Christophe Lanièce
Seconde dame : Marie Théoleyre 
La magicienne, un marin : Marc Mauillon
Première sorcière : Caroline Meng
Un esprit, deuxième sorcière : Fernando Escalona Melendez

Le Poème Harmonique, chœur et orchestre, dir. Vincent Dumestre

Le programme

Didon et Énée

Opéra en trois actes de Henry Purcell, livret de Nahum Tate, créé en1689 à la Boarding School for Girls à Chelsea (Londres).
Boulogne-Billancourt, La Seine Musicale, concert du dimanche 16 novembre 2025