À Bordeaux, le Purcell de Niquet… pas seulement pour les oreilles !

King Arthur, Auditorium de Bordeaux, mardi 4 novembre 2025
Salle comble, spectateurs sur liste d’attente, tension joyeuse. À Bordeaux, King Arthur s’est joué à guichets fermés. Hervé Niquet, fidèle à son panache joueur, a mené une bataille purcellienne drôle, brillante et implacable, portée par un chœur souverain et des solistes pleins d’esprit.
« Collecter, recycler, réemployer, transformer, collaborer, pirater, enquêter… » Cette phrase, tirée du manifeste accompagnant l’exposition L’Invention du quotidien au CAPC (Centre d’arts plastiques contemporains) de Bordeaux, pourrait être la devise d’Hervé Niquet. Depuis trente ans, le chef flixecourtois transforme le patrimoine musical en matière vive et démontre qu’il ne conçoit jamais le baroque comme un musée mais comme un terrain d’expérimentation avec un art du recyclage joyeux et du détournement plus ou moins inspiré.
Le concert s’ouvre sur la Music for the Funeral of Queen Mary. Le chœur, placé de part et d’autre du chef, se fait face, et la précision y gagne ce que la projection vers le public perd. L’impression est étrange. L’équilibre semble sur le fil, comme si tout pouvait se fissurer. Timbales étouffées, cuivres voilés, lignes blanches, Hervé Niquet façonne un deuil inquiet, d’une beauté froide et presque expérimentale. Ce choix d’ouverture surprend, mais il s’avère d’une logique implacable. Enchaîner la marche funèbre écrite pour les obsèques de Marie II avec King Arthur revient à faire dialoguer deux visions de l’Angleterre : la mort d’une souveraine et la naissance mythique d’une nation, celle que Purcell chante dans le dernier acte de son semi-opéra. Deuil et triomphe, ombre et lumière, tout le concert s’inscrit dans cette dialectique.
Avant la première note de King Arthur, Hervé Niquet prévient le public qu’il ne va rien comprendre, et qu’il n’a lui-même jamais rien compris à cette histoire. On peine à le croire, tant l’œuvre fait partie de sa trajectoire artistique et musicale. La salle rit. On s’étonne. Il commente ensuite, entre les airs, avec cet humour mi-paternel, mi-bateleur, qui amuse autant qu’il peut lasser. Sans les dialogues de Dryden, King Arthur devient une suite d’images sonores, un semi-opéra réduit à son squelette musical. Le chef s’en empare comme d’un théâtre d’idées. Le Purcell qu’il dirige est nerveux, théâtral, farceur, mais toujours tenu par une précision millimétrée. Il dirige d’ailleurs sans partition. Les tempi bondissent, les attaques fusent, les contrastes s’exacerbent. La pompe anglaise se mue en comédie burlesque. Ce geste, on le connaissait déjà au Théâtre des Champs-Élysées en octobre dernier. Bordeaux reprend la même matrice avec un supplément d’ironie et de fantaisie.
Tous les solistes font preuve d’esprit et d’humour sans jamais perdre leur délicatesse. Olivia Doray se taille la part du lion, légère, piquante, pétillante, elle conjugue la grâce du chant et le sourire de la scène. Marie Perbost déploie son habituel abattage, présence immédiate, verve et clarté. Cyril Auvity et Robin Tritschler rivalisent de couleurs et d’élégance dans la ligne vocale anglaise. Andreas Wolf, d’une solidité à toute épreuve, glace littéralement la salle dans un Cold Genius hypnotique dont chaque note semble se figer dans l’air avant de fondre.
Le grand triomphateur de la soirée reste pourtant le chœur du Concert Spirituel, souple, expressif, d’une précision et d’un humour exemplaires. Chez Niquet, le chœur est un acteur à part entière. Il rit, s’étonne, se moque, s’embrase. Bonnet sur la tête, parapluie à la main, il se joue d’accessoires pour croquer la fantaisie purcellienne. L’orchestre, complice, prolonge cette verve. Les cordes déploient d’infinis jeux de couleurs, passant du soyeux à l’acide, du choral à la danse. Les percussions frappent juste, jamais tonitruantes, toujours dans l’esprit théâtral de la soirée, où la musique respire comme une comédie humaine. Mention spéciale au pupitre de bassons, sublime de son et délicieusement ironique.
À mesure que la soirée avance, on en vient à se demander si Hervé Niquet ne transforme pas son Purcell en miroir de lui-même (psychologie de comptoir…). Sous la pompe royale affleure la dérision, sous le rire l’angoisse du pouvoir, sous l’éclat du chœur la nostalgie du deuil initial. Mais sans trame narrative, l’attention fléchit parfois, et malgré le talent des interprètes, un peu d’ennui sourd entre deux flamboyances. L’histrionisme du chef, réjouissant au début, devient par moments pesant. Pourtant, l’énergie reste contagieuse. Ce théâtre du présent rappelle que le baroque, avant tout, est un art de la transformation.
De la mort d’une reine à la naissance d’une nation, de l’ombre à la lumière, Hervé Niquet aura traversé Purcell comme un alchimiste traverse la matière, avec humour, audace et un sens du théâtre intact. King Arthur à Bordeaux s’impose comme un spectacle brillant et un peu excessif, où la poussière d’archives se change en feu d’artifice. Le baroque, recyclé, revit, et même quand Niquet en fait trop, il le fait bien… surtout pour nos oreilles.
Le Concert Spirituel, dir. Hervé Niquet
Chœur du Concert Spirituel
Solistes : Olivia Doray, Marie Perbost, Cyril Auvity, Robin Tritschler, Andreas Wolf
Henry Purcell
Music for the Funeral of Queen Mary
King Arthur
Semi-opéra en cinq actes d’Henry Purcell, livret de John Dryden, créé en mai ou juin 1691 au Théâtre de Dorset Garden de Londres.
Auditorium de Bordeaux, concert du mardi 4 novembre 2025.