Les festivals de l’été –
RINALDO fol du désert au 45e festival de Saint-Céré

Déjà chroniquée par Première Loge il y a quatre ans, la production de Rinaldo initialement conçue par Claire Dancoisne pour l’opéra de Rennes renait entre les murailles du château de Castelnau dans le cadre du festival de Saint-Céré. Sous le ciel étoilé du Lot, le chef d’œuvre de Haendel se donne à voir et à entendre dans un spectacle à la fois poétique et jubilatoire !

Nuit magique

Né au début des années 1980 au cœur du Quercy, le festival de Saint-Céré compte au nombre des rendez-vous musicaux qui peuvent se targuer d’attirer chaque été, depuis quatre décennies, un nombre conséquent de mélomanes et d’amateurs d’opéra dans l’un des coins les plus attachants du Lot. À égale distance de Figeac et de Brive-la-Gaillarde, cette région assez séduisante pour charmer autrefois le romancier Pierre Benoit et le créateur de tapisseries Jean Lurçat est devenue le cadre d’une programmation suffisamment audacieuse pour que Télérama, dans un numéro de juin 2025, classe le festival de Saint-Céré parmi les dix rendez-vous musicaux de l’été à ne manquer sous aucun prétexte !

Il n’en fallait pas davantage pour aiguiser la curiosité de Première Loge.

À quelques kilomètres au nord de Saint-Céré, Rinaldo a élu domicile au château de Castelnau-Bretenoux le temps de trois dates. Ce vendredi, soir de Première, la lumière blonde du soleil et un ciel obscurci de nuées gris ardoise concourent à faire des murailles de la forteresse un décor de théâtre au charme fou. Sur la terrasse du rempart, il est même possible de diner avant le spectacle face aux larges horizons du Quercy : foie gras, magret de canard, fromage de Rocamadour et tartelette Bourdaloue permettent d’entamer la soirée dans une atmosphère « so french » que semblent particulièrement goûter les festivaliers anglais, nombreux dans la région.

Déplacer les dineurs jusqu’à la cour du château n’est pas une sinécure et c’est avec un bon quart d’heure de retard que la représentation peut commencer, non sans que Jean-Baptiste Henriat, directeur artistique du festival depuis quelques années, prenne le temps de souligner la singularité de cette soirée qui voit l’opéra baroque s’inviter pour la première fois au programme du festival de Saint-Céré.

Afin que ce baptême du feu soit un succès, le choix des programmateurs s’est donc porté sur l’un des plus grands succès londoniens de Haendel, Rinaldo, et sur la production déjà éprouvée de Claire Dancoisne qui propose de cet opéra une mise en images absolument enthousiasmante.

Débarrassant les aventures de Renaud et Armide de tout contexte historique et religieux, la metteuse en scène fait le choix de peupler la grande scène installée dans la cour du château de Castelnau d’un bestiaire extraordinaire dont plusieurs silhouettes semblent empruntées à l’univers fantasmagorique du peintre flamand Jérôme Bosch : baudroie aux dents aiguisées comme des couperets, dragon empanaché de fumée, destrier fantomatique, hyènes et sirènes ne sont jamais hors-sujet et composent un grand livre d’images colorées qui convient idéalement aux aventures chevaleresques dont Giacomo Rossi a tissé le livret de Rinaldo. Ces créatures fantastiques sont – pour la plupart d’entre elles – traitées à la manière de grands automates qui surgissent des coulisses obscures à la manière de deus ex machina et font écho aux improbables machineries baroques dont était particulièrement friand le public du XVIIIe siècle.

La principale qualité du travail de Claire Dancoisne est d’inventer avec une fluidité parfaite une succession de tableaux oniriques tous plus séduisants les uns que les autres, fut-ce au risque de saturer le champ de vision du spectateur. De ces magnifiques images, on retiendra pêle-mêle l’armée de soldats de plomb conduite au combat par Goffredo, l’entrée tonitruante d’Argante juché sur un poisson au sourire carnassier, les ongles interminables de la magicienne Armide et la transformation du jardin d’Almirena en karaoké baroque éclaboussé des éclats diamantins d’une boule à facettes totalement anachronique mais parfaitement intégrée à l’univers loufoque imaginé par la metteuse en scène.

La légèreté du spectacle vient aussi d’un regard décalé, à la fois tendre et humoristique, posé sur les personnages de cette fresque chevaleresque. Rinaldo, notamment, est présenté comme un héros au courage superfétatoire, le torse continuellement bombé, l’épée en avant, toujours prêt à en découdre. Le rapt de sa fiancée et le chagrin qui l’envahit l’obligent à littéralement fendre l’armure et à mettre son cœur à nu, ce que Claire Dancoisne sait là encore parfaitement montrer grâce à l’adhésion du plateau à ses choix esthétiques et dramatiques.

Les lumières de Hervé Gary, retravaillées pour s’adapter à la cour du château de Castelnau et aux contraintes du plein air, habillent le spectacle avec élégance tandis que les costumes imaginés par Elisabeth de Sauverzac tirent leurs références de certains films de science-fiction postapocalyptique comme Mad Max ou Barbarella. Les interminables manteaux aux traines soyeuses, les maquillages outranciers et l’ambiguïté de genre née des voix baroques renvoient aussi à Priscilla folle du désert et à un univers queer totalement assumé.

Au cœur de la représentation, la scène durant laquelle les sirènes réussissent à persuader Rinaldo de les accompagner jusqu’au palais d’Armide est traitée à la manière d’un spectacle de marionnettes et constitue un moment magique d’une poésie absolue. Plongés dans le noir de la nuit lotoise, les solistes s’effacent derrière les silhouettes de marottes en papier mâché d’une expressivité inouïe et n’ont plus, pour transmettre l’émotion, que leurs mains et leur voix. Ce quart d’heure onirique justifie à lui seul la reprise de ce Rinaldo quatre ans après sa création rennaise et résume toutes les qualités de la démarche dramatique de Claire Dancoisne.

Il jouait du clavecin debout

La configuration de la cour du château de Castelnau se prêtant mal à l’installation d’une véritable fosse d’orchestre, les régisseurs du spectacle ont fait le choix d’un vaste plateau au ras du sol, très proche du premier rang des spectateurs, qui relègue les musiciens sur la droite de la scène. C’est là que prend place la vingtaine d’instrumentistes qui composent l’ensemble Le Caravansérail placé sous la direction du claveciniste Bertrand Cuiller.

Diriger les solistes depuis un angle de la scène ne semble poser aucune difficulté au Maestro qui, agile comme le vif argent, est tantôt assis à son clavecin, tantôt tourné vers les chanteurs ou les musiciens selon les indications qu’il doit donner pour coordonner l’exécution musicale du spectacle.

Dès les premiers accords de l’ouverture, on est séduit par l’énergie qui circule parmi les pupitres et par la texture soyeuse des cordes qui déploient les larges mélodies haendéliennes. De cette complicité qui unit l’ensemble Le Caravansérail nait une interprétation chatoyante, juvénile sans être jamais brouillonne, de la partition de Rinaldo. Si le continuo s’avère de bout en bout solide et élégant, c’est plus particulièrement pendant les arie que les vents sont mis à l’honneur, qu’il s’agisse des trompettes de Jean-Daniel Souchon et Jérôme Princé, un peu vertes mais très expressives dans les parties héroïques, des percussions tonitruantes de Florie Fazio ou du basson chantant de Marie Lerbret.

De son clavecin, Bertrand Cuiller assure avec efficacité la cohésion musicale de ses troupes et veille scrupuleusement au respect de la grammaire belcantiste par chacun des solistes du plateau ainsi qu’en témoigne l’élégance des reprises ornées de la totalité des da capo, ce qui semble attester de longues heures passées avec les chanteurs pour régler un ensemble d’appogiatures virtuoses et idiomatiques à la fois.

Dans le rôle-titre de Rinaldo, le jeune contre-ténor français Paul Figuier brule les planches par l’engagement tant dramatique que musical dont il fait preuve tout au long du spectacle. Bien que la musique de Haendel ait accompagné sa carrière depuis longtemps, souvent avec des chefs très prestigieux, il ne s’y était jusque-là illustré – sauf erreur – que dans des rôles de comprimari peu exposés mais trouve à présent en Rinaldo un personnage de héros chevaleresque qui pourrait rapidement devenir un de ses rôles-signatures. Tout dans le portrait moral et vocal de Rinaldo semble en effet convenir aux moyens musicaux de Paul Figuier et à son goût pour le jeu scénique. De la riche interprétation qu’il délivre avec générosité, on retient notamment un bouleversant « Cara sposa » chanté tout en nuances, sans forcer l’instrument, mais avec une richesse d’harmonies dans le timbre qui force l’admiration.

Damien Pass est l’autre révélation de ce jeune casting d’un grand professionnalisme. Du chef de guerre Argante, amant d’Armide et adversaire de l’armée des croisés, le baryton franco-australien possède le timbre somptueux, la présence électrisante et une longueur de souffle qui lui permet de survoler impérialement les difficultés de sa première aria « Sibilar gli angui d’Aletto » ! Son apparition, juché sur le dos d’une baudroie carnassière dont il tient les rênes d’une main de fer, est une des images les plus fortes de la soirée. Pour un jeune artiste qui a jusqu’ici assez peu fréquenté le répertoire haendélien, cette soirée vaut baptême du feu et devrait lui valoir de nombreux engagements dans de belles maisons d’opéra dès les prochaines années pour interpréter le répertoire baroque du settecento.

Unique rôle travesti de la distribution, celui de Goffredo échoit à Mathilde Ortscheidt qui endosse avec panache le manteau et le casque emplumé du chef des croisés. La première aria « Sovra balze » – abordée avec une extrême prudence – permet d’apprécier la rondeur moirée du timbre de la jeune mezzo, mais dans la cour de Castelnau l’instrument parait d’abord manquer un peu de projection. Puis très rapidement l’artiste gagne en confiance, le gosier s’ouvre et « Mio cor, che mi sai dir » est délivré avec une richesse d’expressivité et une palette de couleurs vocales du meilleur aloi.

À l’applaudimètre du rideau final, Camille Poul reçoit une ovation qui atteste que son Armida a elle-aussi marqué favorablement le public des festivaliers de Saint-Céré. Coiffée comme la poupée du diable, manucurée à la manière d’une vamp intergalactique, son personnage de magicienne séduit par ses outrances tant dramatiques que vocales. Si le timbre de soprano charnu séduit instantanément et si la souplesse de l’instrument se rit des chausse-trappes du chant haendélien, on ne saurait que trop recommander à cette belle artiste de canaliser sa fougue et d’être rigoureusement attentive à la battue du chef : quelques menus décalages et un faux départ à la reprise d’un da capo auraient ainsi pu être évités.

En Almirena, Maïlys de Villoutreys trouve un rôle qui convient à la fois à sa silhouette de poupée de porcelaine et à son timbre de soprano charmeur, délicat comme une mécanique d’horlogerie. Dans la scène du jardin, sa manière de marier sa voix à celle de Paul Figuier le temps du duo « Scherzano sul tuo volto » est délicieuse mais c’est évidemment dans sa grande aria « Lascia ch’io pianga » qu’elle réussit à suspendre le temps et à fixer sur elle l’attention de tous les festivaliers ! Popularisé par le film de Gérard Corbiau Farinelli en 1994, ce grand lamento à la ligne mélodique très pure exige de son interprète une sensibilité à fleur de peau et une technique solide. Et qu’importe si Cecilia Bartoli et Francesca Aspromonte – les interprètes du rôle dans les deux intégrales discographiques les plus récentes de Rinaldo – ont habitué notre oreille à une interprétation plus suave et à un timbre plus rond. Délicatement soutenue par le chef Bertrand Cuiller, Maïlys de Villoutreys habite la nuit lotoise d’un chant à la pureté angélique et obtient du public ses premiers bravos de la soirée !

Au rideau final, l’ensemble des artistes – chanteurs, musiciens, techniciens – est ovationné à la hauteur de la réussite de cette impeccable reprise du travail de la metteuse en scène Claire Dancoisne. On regrettera cependant qu’une partie du public, plus préoccupée de récupérer son véhicule le plus vite possible que de témoigner sa satisfaction aux artistes, quitte précipitamment la cour du château de Castelnau non sans une certaine dose de goujaterie… Dans la douceur de la nuit lotoise, certains spectateurs prennent cependant le temps de saluer les chanteurs et de leur témoigner leur enthousiasme en franchissant le porche du château.

Nul doute que ce Rinaldo, dans une exécution musicale identique (orchestre et solistes), marquera aussi durablement les esprits à l’occasion de ses prochaines reprises à Fécamp (7 août) puis à l’Écomusée de la Bintinais (30 août).

Les artistes

Rinaldo : Paul Figuier
Goffredo: Mathilde Ortscheidt
Almirena: Maïlys de Villoutreys
Armida : Camille Poul
Argante : Damien Pass
Marionnettistes : Rita Tchenko et Gaëlle Fraysse

Ensemble Le Caravansérail, dir. Bertrand Cuiller
Mise en scène et scénographie : Claire Dancoisne
Assistanat à la mise en scène : Marie Liagre
Costumes : Elisabeth de Sauverzac
Lumières : Hervé Gary
Régie générale : Marie Bonnier

Le programme

Rinaldo

Opéra de Georg Friedrich Haendel, livret de Giacomo Rossi d’après La Jérusalem délivrée du Tasse, créé le 24 février 1711 au Queen’s Theatre de Londres.
Château de Castelnau-Bretenoux, représentation du vendredi 1er août 2025.