In memoriam : Bob Wilson (1941-2025)

Bob Wilson rencontra très tôt l’opéra : dès 1976, soit six ans seulement après le fameux Regard du sourd qui avait contribué à le rendre mondialement célèbre, il met en scène Einstein on the Beach de Philip Glass. Au fil de sa carrière, il servira régulièrement et avec succès l’opéra du XXe siècle ou l’opéra contemporain (Salomé, L’Opéra de quat’sous, Adam’s Passion d’Arvo Pärt, Medea).

Adam’s passion à Rome – © Kristian Kruuser & Kaupo Kikkas

Il fut pourtant bien loin de se cantonner à ce répertoire et aborda des œuvres de siècles et d’esthétiques on ne peut plus divers, du baroque au vérisme via le classicisme ou le romantisme : Bach, Monteverdi, Mozart, Verdi, Wagner, Puccini firent également l’objet de spectacles mémorables réalisés par le metteur en scène américain. Non sans susciter, au moins dans un premier temps, une certaine perplexité : l’opéra du XIXe siècle notamment, si enclin aux expansions lyriques – ses détracteurs diront à l’emphase à la redondance – saurait-il s’accommoder d’un langage avant tout caractérisé par l’épure, le dénuement, la lenteur, l’abstraction ? Que deviendrait le lyrisme brûlant, exacerbé d’un Puccini entre les mains d’un créateur dont l’esthétique a souvent été considérée comme glacée par la critique ou le public ? Surprise : en 1993, alors que nombre de confrères, avant même la création du spectacle, ironisaient sur la Madama Butterfly programmée à l’Opéra de Paris (Puccini, à l’Opéra Bastille, par Bob Wilson et Myung-whun Chung : l’événement snob, mondain, bobo par excellence… Quelles bêtises n’a-t-on alors lues et entendues !), la première crée l’événement : quand tant de mises en scène soulignent à l’envi  le côté mélodramatique du chef-d’œuvre de Puccini, Bob Wilson lui donne l’épure d’une tragédie classique, offrant au livret d’Illica et Giacosa un cadre qui, tout en étant d’une beauté absolue, laisse la violence des situations et des passions s’exprimer librement, sans jamais les surligner, conférant ainsi au drame vécu par Cio Cio San une force et une puissance d’émotion inédites. Le spectacle a depuis fait l’objet de dix reprises, ayant chacune rencontré un formidable succès, et a par ailleurs fait le tour du monde.

Le metteur en scène américain aura été très présent sur les scènes lyriques françaises et notamment parisiennes, avec plusieurs spectacles majeurs présentés à l’Opéra de Paris (Madama Butterfly, La Flûte enchantée, Medea de Gavin Bryars, La Femme sans ombre, The Temptation of Saint Anthony de Bernice Johnson Reagon, Le Couronnement de Poppée ou encore, tout récemment une Turandot importée de Madrid, sans parler du merveilleux Pelléas et Mélisande de 1997, dont on espère un retour au Palais Garnier pour lequel il avait été conçu). On se souvient également d’une formidable Tétralogie présentée au Châtelet lors de la saison 2005-2006 – et d’un plus dispensable Voyage d’hiver avec Jessye Norman, toujours au Châtelet, en 2001…

Turandot à l’Opéra de Paris – © Charles-Duprat-OnP

Au-delà du succès de sa Butterfly, devenue un classique, Bob Wilson est loin d’avoir fait l’unanimité dans le monde de l’opéra. On se souvient par exemple de la bronca soulevée par la première de sa Flûte enchantée (27 juin 1991), avant de revenir (et de trouver son public) dans une version assagie quelques années plus tard. Plusieurs raisons expliquent probablement le fait qu’une partie du public et de la critique soient toujours restés réfractaires à son art. Trop novateurs pour satisfaire les partisans d’une lecture littérale des livrets, son langage et son esthétique vont par ailleurs à contre-courant des tendances de la mise en scène de la fin du XXe et du début du XXIe siècles, lesquels mettent assez souvent un point d’honneur à privilégier sur scène l’esthétique de la laideur (imaginant ainsi, peut-être, tordre le cou à l’image d’ « art bourgeois » véhiculée par l’opéra ?) Rien de tel bien sûr chez Bob Wilson, dont les scénographies, les costumes, les décors sont le plus souvent d’une beauté stupéfiante, suscitant ainsi les accusations d’art « bling-bling » (ou bobo, au choix). Par ailleurs, à l’heure où tant de metteurs en scène imposent leur propre lecture de l’œuvre ou soulignent de façon souvent un peu puérile les liens qu’entretient l’œuvre avec l’actualité, Bob Wilson n’impose rien mais parie sur l’intelligence du spectateur : soulignant les lignes de force de l’intrigue ou un bouleversement dans les émotions ressenties par tel ou tel personnage – par l’irruption brutale d’une lumière, un geste discret mais inattendu, un changement subit de couleur dans l’éclairage –, il offre au spectateur un superbe écrin à partir duquel celui-ci pourra librement construire son interprétation, tirer ses propres conclusions, établir de lui-même des rapprochements avec son vécu ou le monde qui l’entoure : bref, il lui offre un espace de liberté – à mille lieues des lectures auxquelles, de façon souvent brutale et infantilisante, on est sommé d’adhérer. C’est, sans doute, ce qui assurera aux créations de Bob Wilson leur longévité, quand tant de spectacles, pourtant créés il y a seulement une dizaine d’années, paraissent d’ores et déjà datés et obsolètes dans l’interprétation qu’ils proposent.    

Bob Wilson nous a quittés ce 31 juillet 2025. Il avait 83 ans.