Les festivals de l’été –
Aix-en-Provence : Calisto sous naphtaline

Difficile de succéder à la mythique production de Wernicke-Jacobs créée en 1993. Pour son troisième Cavalli, après Elena et Erismena, le Festival aixois programme le chef-d’œuvre du compositeur vénitien au théâtre de l’Archevêché. Un plateau luxuriant, une direction vibrante, malgré une orchestration pléthorique, et une mise en scène (très) discutable.
Sur le plateau, l’intérieur d’un salon aristocratique aux boiseries élégantes. Au centre, un cercueil noir. Dès le prologue allégorique, la dimension cosmologique, essentielle au drame de Faustini, est escamotée. La lecture idéologiquement très orientée de Jetske Mijnssen (qu’on avait vu plus inspirée dans l’Orfeo de Rossi à Nancy en 2016) plonge le drame érotico-mythologique de Cavalli chez les héros de Choderlos de Laclos, aux relations froides et distanciées. Les costumes de Anna Clarck sont certes magnifiques (en particulier la robe étoilée bleu nuit de Calisto avec laquelle elle est censée rejoindre l’Empyrée, qu’elle ne rejoindra pas), et tout est visuellement alliciant. Comme de plus la musique sublime et constamment inspirée est portée par des chanteurs impeccables, le succès du public ne pouvait qu’être au rendez-vous. D’où vient alors ce sentiment de frustration mâtinée d’agacement ? On passe sur une orchestration aux antipodes de ce qui se faisait à Venise (deux violons soutenus par la basse continue), justifiée par le déplacement du théâtre intimiste du Jeu de Paume à l’espace plus imposant et en plein air du théâtre de l’Archevêché ; plus gênante est l’utilisation de cornets à bouquin et de sacqueboutes, particulièrement incongrus, qui au lieu de soutenir le chant, parfois le couvrent ou l’écrasent, le polluent souvent, alors que le tissu orchestral – le plus léger possible – est là pour intervenir précisément quand la parole se fait silence. Plus grave, la transposition au XVIIIe siècle d’un opéra mythologique vénitien du siècle précédent, particulièrement complexe et subtil dans sa dramaturgie, a pour effet pervers (comme en atteste le témoignage de certains spectateurs) d’invisibiliser la typologie des personnages : les dieux, les mortels et les êtres hybrides (Pan, Sylvain, le petit satyre) sont noyés dans une indifférenciation générale, alors même que ces différents niveaux typologiques illustrent la pluralité des relations amoureuses, voire érotiques. La parole est presque constamment contredite par la scène, sans compter les erreurs grossières (Endymion embrassant Diane dès sa première apparition, alors que ses amours sont secrètes, et poursuivant ses baisers enflammés sur Junon, qui elle n’a rien à voir dans leur histoire). Le pire étant le meurtre de Jupiter par Diane à la toute fin du drame, éclairant rétrospectivement le cercueil du prologue. Contresens monumental qui dénature totalement le propos du drame : l’ascension de Calisto transformée en constellation de la Grande Ourse lui promet l’éternité et le compagnonnage non moins éternel avec le dieu des dieux, censé être immortel, après les désillusions de l’amour terrestre soumis à l’inconstance et à l’infidélité. Alors certes cette lecture très féministe post-me-too d’une jeune fille violée qui se venge de son violeur est pleinement cohérente, mais c’est bien le minimum syndical pour toute lecture qui se veut hétérodoxe. Cet argument est donc irrecevable quand il contrevient à ce point aux intentions des créateurs. En revanche, cette lecture qui plus est manque cruellement de contrastes, rend particulièrement incohérents les propos des personnages : la « malscène » jadis dénoncée par Philippe Beaussant a encore frappé.
La distribution réunie pour cette création aixoise tant attendue mérite pourtant tous les éloges. Dans le rôle-titre, Lauranne Oliva déploie un timbre élégant et puissant à la fois qui fait mouche dans ses nombreux sublimes lamenti, même si l’on eût préféré une incarnation plus convaincante dans son parcours de nymphe mortelle en constellation. Le baryton-basse américain Alex Rosen campe un formidable Jupiter qui, tradition oblige depuis Jacobs chante une fausse Diane en voix de fausset, provoquant l’hilarité du public, alors que la première rencontre entre Calisto et Jupiter déguisé n’est pas censée faire rire (rappelons qu’à l’époque de la création la vraie et la fausse Diane ne se rencontrant jamais sur scène, étaient chantées par la même interprète). Le mezzo de Giuseppina Bridella, à la diction impeccable et au timbre soyeux n’a pas eu la possibilité de déployer la riche palette de son personnage, limitée par la rigidité de la direction d’acteur et par les coupes scandaleuses de passages faisant référence à la chasse dont elle est aussi la déesse. Habituée au rôle (qu’elle interpréta également dans l’autre chef-d’œuvre de Cavalli, Ercole amante, dont on entend à plusieurs reprises un fragment instrumental), Anna Bonitatibus campe une Junon frustrée, sans doute – pour les mêmes raisons que pour Diane et la plupart des autres personnages – insuffisamment colérique, sinon hystérique, malgré un registre capiteux du meilleur effet. Et si Zachary Wilder possède une merveilleuse voix de ténor à la claire éloquence, on eût aimé un jeu plus contrasté qui rendît justice à sa frustration sexuelle parfaitement explicite dans le livret. En revanche, l’Endymion de Paul-Antoine Bénos-Djian réussit l’exploit d’égaler sinon de faire oublier l’interprète (Graham Pushee) de la version de Jacobs : son alto tour à tour lyrique, élégiaque, et véhément mais sans excès, est un bonheur de tous les instants. Le Mercure de Dominic Sedgwick remplit vocalement son rôle, mais manque cruellement de consistance scénique et de présence théâtrale. Enfin, les trois personnages hybrides des bois ne déméritent pas, même si on attendait une prestation plus féroce dans le rôle des trois furies campées par les mêmes chanteurs. Dans cet aréopage sylvestre on retiendra en particulier le timbre flûté et insolent de Théo Imart, qui, sans faire oublier l’inénarrable Dominique Visse, incarne un pétillant Satirino.
Dans la fosse, Sébastien Daucé, à la tête de son Ensemble Correspondances, fait partager son amour pour cette musique avec une direction théâtralement efficace, malgré des tempi parfois un peu lents et un instrumentarium exagérément étoffé, qui se fait cependant plus léger dans les danses de fin d’acte (jolie chorégraphie de Dustin Klein) ; mais là encore celles-ci sont déconnectées du drame : quid de la danse des ours prévue dans le livret annonçant métaphoriquement la métamorphose finale de la nymphe ? Ce chef-d’œuvre miraculeux méritait mieux, ce qui ne l’empêchera pas de tourner lors de la saison prochaine (à Nantes, Rennes, Paris, Caen, Avignon et Luxembourg), avec un effectif orchestral moins pléthorique, à Nantes et à Rennes notamment. Au final et malgré d’incontestables qualités, cette production est une grosse déception. Ce soir-là, le ciel étoilé d’Aix – qui aurait pu servir de décor naturel à l’Empyrée de l’intrigue – respirait un intense parfum de nostalgie.
Calisto : Lauranne Oliva
Giove : Alex Rosen
Diana : Giuseppina Bridelli
Endimione : Paul-Antoine Bénos-Djian
Giunone, L’Eternità : Anna Bonitatibus
Linfea : Zachary Wilder
La Natura, Pane, Furia : David Portillo
Mercurio : Dominic Sedgwick
Destino, Satirino, Furia : Théo Imart
Silvano, Furia : Douglas Ray Williams
Ensemble Correspondances, dir. Sébastien Daucé
Mise en scène : Jetske Mijnssen
Dramaturgie : Kathrin Brunner
Scénographie : Julia Katharina Berndt
Costumes : Anna Clarck
Lumières : Matthew Richardson
Chorégraphie : Dustin Klein
La Calisto
Dramma per musica en un prologue et trois actes de Francesco Cavalli, livret de Giovanni Faustini, créé le 28 novembre 1651 au théâtre San Apollinare à Venise.
Aix-en-Provence, Théâtre de l’Archevêché, représentation du jeudi 10 juillet 2025.