Fidelio à l’Opéra de Bordeaux, une production inclusive et émancipatrice

Fidelio, Opéra national de Bordeaux, 16 mai 2025
Comment mieux célébrer la liberté à l’Opéra de Bordeaux ? Le choix de Fidelio de Beethoven, conduit par Joseph Swensen, s’appuie sur l’audacieuse mise en scène de Valentina Carrasco, transposée sous l’Occupation. L’inclusion de personnes issus du Service pénitentiaire d’insertion et de probation de la Gironde y parachève l’union de la culture et de la démocratie.
Résister, des geôles de la Terreur à celles de l’Occupation
Adaptation allemande d’un livret de Jean Nicolas Bouilly pour Pierre Gaveaux (Léonore ou l’amour conjugal, 1798), le Fidelio de Beethoven porte une thématique hélas intemporelle : la rébellion individuelle face à l’arbitraire politique. Mais la modernité et l’éclat de ce singspiel jouent sur un double ressort qui traverse les siècles et les cultures. L’intrigue place au premier plan une femme moderne, sauvant son époux condamné en infiltrant le milieu carcéral sous un travestissement masculin. Et Beethoven, fils spirituel de la Révolution française et des valeurs émancipatrices de l’Aufklärung (les Lumières), insuffle une farouche énergie à cette épopée inspirée d’un épisode de la Terreur. Aussi, si la première mouture de son opéra (Léonore, 1805) fut incomprise dans la Vienne occupée par l’armée napoléonienne, le succès de sa refonte en deux actes (Vienne, 1814) ouvre le champ de multiples mises en scène dont la plasticité se plie à toute entrave au droit humain depuis deux siècles. La production 2022 de l’opéra de Kiev (par A. Maslakov) dénonçait déjà le régime dictatorial stalinien avant même l’agression russe.
A l’Opéra de Bordeaux, pour célébrer la liberté, cette nouvelle production de Fidelio ouvre les portes de l’inclusion. En confiant la mise en scène à Valentina Carrasco, une des pionnières de La Fura dels Baus, le directeur de l’Opéra (Emmanuel Hondré[1]) réitère son choix opéré pour La Favorite de Donizetti (2023). Cette fois, le projet participatif avec des résidents de l’Agglo bordelaise va plus loin, tout en questionnant notre brûlante actualité sur le milieu carcéral. La metteuse en scène intègre en effet une douzaine de personnes placées sous main de justice, comme figurants autour du Chœur des prisonniers (2e tableau du 1er acte, finale du 2e acte). De plus, en transposant le récit de Fidelio sous l’Occupation, elle interroge les pratiques de l’arbitraire sous un Etat dit de droit. En conséquence, ces figurants interprètent qui les résistants(es) détenus(es), qui les nazis de la Gestapo, qui la police du régime de Vichy, avec un indéniable engagement qui tourne le dos à leur situation précaire.
Cette appropriation fonctionne à plein régime, d’autant que les photos d’archives bordelaises contextualisent les lieux et présences historiques[2], telle celle de Papon ou de la venue du général de Gaulle, etc. Référencés à Lucie Aubrac faisant évader son époux (Raymond le résistant)[3], les héros Léonore et Florestan se dressent face à Pizzaro, le gouverneur tyrannique de la prison d’Etat (un Klaus Barbie lyonnais). Les pratiques tortionnaires hantent les recoins de scène, tolérées par la compromission du geôlier Rocco et de sa fille, par ailleurs adeptes du marché noir. Participant à la crédibilité, la scénographie de Carles Berga mise sur l’enfermement oppressant au premier acte (plutôt que l’intrigue intime du Singspiel) par un dispositif à deux niveaux. Celui-ci superpose les cachots souterrains – des cages grillagées contraignant les détenus à s’accroupir – sous l’hôtel bordelais (en hauteur) réquisitionné par la Gestapo, croix gammée et portrait du Führer placardés. Sur ce plateau exigu officient le geôlier Rocco et sa fille Marcelline, pactisant soit avec le jeune gardien Fidelio, soit avec le redoutable gouverneur Pizzaro. Seul moment d’apaisement, la levée des grilles figure la sortie temporaire (et le premier Chœur) des prisonniers, associée à l’inondation d’une chaude lumière (Antonio Castro). Celle-ci magnifie les corps de femmes et d’hommes renaissant à la vie : mouvements, frôlements.
A contrario, au second acte, l’ouverture du plateau scénique s’opère graduellement, de la pénombre aux Lumières, de la clôture des sacs de jute cernant la cellule de Florestan jusqu’à la brèche guerrière (et politique) des résistants. Conduits par Don Fernando (silhouette et képi du Général), ils éventrent la tranchée afin de délivrer le prisonnier Florestan. Drapeaux tricolores à la Delacroix (La Liberté guidant le peuple), ce tableau animé du finale enfante le fraternel finale beethovénien dans une synergie collective et citoyenne. Cette lecture s’inscrit donc dans le droit fil d’appropriations politiques qui offrent un message d’urgence pour les publics d’opéra.
Orchestre et distribution héroïques
Directeur musical de l’Orchestre national de Bordeaux (OnB) depuis septembre 2024, Joseph Swensen dirige ici son premier Fidelio. Par la netteté maintenue des tempi, l’énergie beethovénienne fuse de tous les pupitres de l’OnB, récent interprète de la IXe Symphonie. Partenaire sollicité par la dramaturgie, le Chœur de l’OnB, préparé par Salvatore Caputo, fait palpiter le final d’opéra qui proclame le triomphe de la liberté, citation de vers de Schiller à l’appui (contenus dans le futur Ode à la joie). Au fil des deux actes, le parcours symphonique de Fidelio – cors concertants, violoncelles soyeux, bois solistes, timbales pulsant la délivrance – ne se limite jamais au seul soutien des chanteurs. Sans conclure par le finale, l’Orchestre galvanisé poursuit généreusement le spectacle avec l’ouverture de Léonore III (1806), tandis que la masse des protagonistes s’immobilise dans la pénombre du plateau, entre drapeaux et projection partielle de la Déclaration des droits de l’homme (1789) en toile de fond. Peu à peu, la lumière surgit des hauteurs et se répand vers la coupole et la salle lors de la péroraison. Serait-ce une suggestion militante pour exhorter les publics de 2025 à se confronter aux préceptes républicains ?
Du côté des solistes, si l’homogénéité n’est pas toujours exemplaire, la sincérité de tout protagoniste est palpable et contagieuse. En rôle-titre, le soprano américain Jacquelyn Wagner (Leonore/Fidelio) assure une trajectoire sans défaillance dans le second acte, du cachot jusqu’au tendre duo avec Florestan et au lieto fine, drapée dans le drapeau français. Néanmoins, on attend davantage de vaillance (le périlleux « Abscheulicher ! » suivi de l’air « Komm, Hoffnung ») et de relief dans le quatuor et le trio du l’acte initial où son timbre clair ne se démarque pas suffisamment de celui de Marzelline. Son partenaire, le ténor américain Jamez McCorkle (Florestan) est sans doute le plus émouvant de la distribution. Son air du cachot émeut par la palette des nuances et la longueur de voix (le fameux crescendo initial), approchant la performance de Michael Spyres dans ce rôle (Opéra-Comique, 2021). Dans l’unique duo amoureux, le colosse se dresse peu à peu de sa paillasse, renaissant tout à la fois au beau chant et à l’héroïsme conjugal avec sa partenaire.
La basse Paul Gay (Rocco) incarne les facettes ambiguës du rôle, père aimant et geôlier revendiquant son devoir d’exécutant (« meine Pflicht ») face à l’arbitraire. Si quelques passages de registre sont parfois instables, le velouté du timbre dans l’extatique quatuor « Mir ist so wunderbar » (« Quel sentiment étrange ») participe du climax intime du 1er acte. La protagoniste la plus aguerrie serait-elle la plus jeune de la distribution ? Polina Shabunina fait merveille en Marzelline, tantôt espiègle, tantôt collaboratrice (tondue par les résistantes au final), osant un jeu érotisé parfois troublant (peut-être en connaissance de l’identité de Léonore depuis les pantomimes de l’ouverture ?). Le brillant de ses aigus et la conduite mélodique en font l’idéale partenaire des ensembles. Son amoureux éconduit, le ténor Kévin Amiel (Jaquino) est convaincant dans une interprétation le métamorphosant en petite frappe. Néanmoins, le plus terrifiant est le baryton Szymon Mechliński qui incarne Don Pizarro avec noirceur, apte à rugir ses imprécations dans le recitativo accompagnato comme ses desseins assassins dans le duo avec Rocco. Par contraste, la voix limpide de la basse Thomas Dear incarne la pacification qu’apporte Don Fernando dans une pièce dite « à sauvetage » au temps de la Révolution. Les interventions de deux prisonniers – Luc Default et Pascal Wintzner – démontrent l’excellence des artistes du Chœur de l’OnB.
Aux saluts, la ferveur enthousiaste des protagonistes sur le plateau est émouvante. Amateurs et professionnels ont « fait corps social » durant trois heures dans un véritable esprit d’équipe. Rejoints par J. Swensen et V. Carrasco, tout aussi acclamés par le public. Si la mission d’une maison d’opéra est plus que jamais publique, cette production humaniste revitalise tant les nouvelles solidarités que la geste de la Révolution française dont Fidelio est un des fleurons indirects.
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[1] En lever de rideau, le Directeur a dédié cette représentation de Fidelio à la mémoire du regretté Pierre Audi.
[2] « Bordeaux en tant que port était un centre militaire crucial pour l’occupant. La ville en garde le souvenir, entre autres, à la Base sous-marine qui porte encore les stigmates de bombardements, et qui a fortement inspiré la metteuse en scène. De nombreux résistants se sont rendus à Bordeaux pour tenter de saboter la flotte allemande. » (dossier de presse)
[3] « [Lucie Aubrac] a conçu et exécuté avec succès un plan d’évasion pour son mari, Raymond Aubrac, lui aussi pilier du mouvement résistant, alors emprisonné avec Jean Moulin à Lyon sous le joug de Klaus Barbie. […] Elle est la figure qui a inspiré notre courageuse et fidèle Leonora. » (Dossier de presse, Valentina Carrasco, mars 2025)
Pour aller plus loin …
Parution de Le Fidelio de Beethoven. Transferts, circulations, appropriations (1798-XXIe siècle), sous la direction de P. Veit, P. Gumplowicz, C. Moine, J.-C. Yon, Presses universitaires du Septentrion, 2024.
Leonore : Jacquelyn Wagner
Florestan : Jamez Mc Corkle
Rocco : Paul Gay
Marzelline : Polina Shabunina
Jaquino : Kévin Amiel
Don Pizarro : Szymon Mechliński
Don Fernando : Thomas Dear
Orchestre national Bordeaux Aquitaine, dir. Joseph Swensen
Chœur de l’Opéra national de Bordeaux, dir. Salvatore Caputo
Mise en scène : Valentina Carrasco
Costumes : Mauro Tinti
Scénographie : Carles Berga
Lumières : Antonio Castro
Fidelio
Singspiel de Ludwig van Beethoven, livret de J. Sonnleithner et S. von Breuning d’après Léonore ou l’amour conjugal, drame de J. N. Bouilly. Version de 1814 (Vienne).
Opéra national de Bordeaux, représentation du vendredi 16 mai 2025.