BENJAMIN APPL en concert à Genève : un récital à l’émotion grandissante

Grand Théâtre de Genève : récital Benjamin Appl
Au Grand Théâtre de Genève, Benjamin Appl a proposé un récital à l’émotion grandissante, s’étant achevé par un hommage poignant aux musiciens du camp de Terezín.
La saison lyrique du Grand Théâtre de Genève comprend également, outre les opéras, quatre récitals de chanteurs célèbres du moment : les sopranos Lisette Oropesa et Aušrinė Stundytė, le contre-ténor Jakub Józef Orliński et le baryton Benjamin Appl.
Après des débuts comme jeune choriste au sein des Regensburger Domspatzen et spécialiste de la musique de Bach, Benjamin Appl est dorénavant apprécié dans un large répertoire allant de Telemann à Luciano Berio, de Schubert à György Kurtág. Outre son activité de concertiste, le chanteur est fréquemment sollicité pour interpréter des oratorios – Bach, Brahms, Haydn, Britten… – et des personnages d’opéra, de Papageno dans Zauberflöte à Arlequin dans Ariadne auf Naxos. Appl revient à Genève pour la troisième fois après un Winterreise en 2019 et un remplacement inopiné de Sir Simon Keenlyside en 2023. Dans le concert de ce soir, il intègre, aux côtés de Gustav Mahler, d’autres compositeurs de son époque.
Quand l’Angleterre fait écho à l’Autriche
En première partie de soirée, des lieder tirés de divers recueils mahlériens alternent avec des chansons de George Butterworth (1885-1916), compositeur londonien, collectionneur de chansons folkloriques et danseur. Entre 1911 et 1912, Butterworth a mis en musique onze poèmes tirés de A Shropshire Lad (A. E. Housman’s), comme l’avait fait Ralph Vaughan Williams quelques années plus tôt. Chacune des six chansons choisies ici répond idéalement à un titre de Mahler : ainsi « Frühlingsmorgen », du recueil Lieder und Gesänge aus der Jugendzeit sur des textes de Richard Leander, est suivi par « Loveliest of Trees » dans son exaltation de la saison printanière et de la jeunesse. Ici, au tilleul dont les branches battent contre la fenêtre chez Mahler répond le cerisier en fleurs chez Butterworth. On retrouve le même tilleul dans « Ich atmet’ einen Linden Duft » des Rückert-Lieder, qui a son pendant dans « When I Was One-and-Twenty ». Et ainsi de suite, avec le jeu des regards dans « Blicke mir nicht » et « Look not in my eyes », ou encore le jeu amoureux de « Liebst du um Schöhnheit » et « Think no more, Lad ».
« Um Mitternacht », comparé à « The Lads in Their Hundreds », met cependant en évidence la différence de stature des deux compositeurs : les profondeurs insondables du lied nocturne de Mahler contrastent avec la ballade musicalement simple de Butterworth, dans laquelle les garçons arrivent à la fête foraine de Ludlow avant de partir à la guerre « où ils mourront dans la gloire et ne vieilliront jamais ». Il en va de même dans le plus tardif « Ich bin der Welt abhanden gekommen », également de Friedrich Rückert, où l’adieu déchirant à la vie, que vient à peine contrebalancer une forme de survie grâce à l’amour et la musique, trouve son pendant dans la plus prosaïque « Is my team ploughing ? », où la bien-aimée se console avec le meilleur ami de son défunt petit ami. La première partie de la soirée s’achève avec « Revelge », une musique moqueuse qu’aurait pu écrire Kurt Weill, qui n’était cependant pas encore né au moment de la composition du cycle du Des Knaben Wunderhorn… Benjamin Appl fait ici preuve d’un tempérament qui, jusqu’alors, n’a pas toujours semblé évident : le baryton allemand est en effet un grand interprète de lieder, mais ses interprétations, parfaitement justes et au phrasé impeccable, manquent parfois un peu d’émotion, en partie à cause d’un timbre clair qui manque d’harmoniques dans le grave, harmoniques dont était riche la voix de Dietrich Fischer Dieskau – dont Appl fut l’élève et à qui il dédia le second bis, « Du holde Kunst » de Schubert. Mais avec « Revelge », le tempérament du chanteur transparaît enfin, avec une certaine liberté rythmique et une expressivité qui lui faisaient défaut jusqu’alors. (L’accompagnement au piano de James Baillieu, bien que très correct, était lui-même un peu froid et faisait regretter l’orchestration adoptée plus tard par Mahler).
Mahler, ses contemporains, et l’ombre du nazisme
La deuxième partie du concert est beaucoup plus réussie. Après l’entracte, les pièces choisies sont signées de contemporains de Mahler ou de compositeurs morts dans les camps de concentration ou ayant fui le nazisme, comme Erich Wolfgang Korngold, dont on entend trois œuvres délicieuses : « Aussicht », du cycle op.5, un hymne joyeux à la beauté de la vie ; « Der Knabe und das Veilchen », un duo entre un garçon et une violette, une pièce au ton ineffable d’opérette, et « Liebesbriefschen », de l’op.6. Alma Mahler apporte également sa contribution à cette séquence de miniatures introspectives tendres et rêveuses avec « Ich wandle unter Blumen « (sur un texte de Heinrich Heine), « Laue Sommernacht » (Gustav Falke), dans lequel elle chante les nuits d’été, et « Bei dir ist es traut » (Rainer Maria Rilke). Le tout est encadré par deux lieder tirés du Knaben Wunderhorn de Gustav, « Aus ! Aus ! » et « Nicht wiedersen », qui font l’éloge de l’amour, voué, pourtant, à mourir : « Im Mai blühn gar viel Blümelein ! | Die Lieb ist noch nicht aus ! Aus ! Aus ! ». Avec des inflexions quelque peu mélancoliques, Appl fait ici preuve d’une grande élégance dans une interprétation pleine de délicates nuances expressives.
Hommage poignant aux musiciens de Terezín
Avec la troisième et dernière partie, nous sombrons dans l’obscurité et la douleur. Le changement de ton est d’abord imperceptible, avec l’anonyme « Terezin Song », où le rythme enjoué cache la tragédie s’étant déroulée dans la ville forteresse de Terezín, à 60 kilomètres au nord de Prague, où les plus grands artistes juifs ont été internés (Voyez ici notre dossier sur le Requeim de Verdi qui y fut donné sous la direction du chef Rafael Schächter) . Présentée par la propagande nazie comme une colonie exemplaire, un ghetto modèle, c’était en réalité un camp pour les intellectuels juifs, les peintres, les écrivains, les musiciens – et un grand nombre d’enfants – qui attendaient d’être triés dans les camps d’extermination de Treblinka et d’Auschwitz. Dans ce camp où sont passés Adolf Strauss et Ilse Weber, on faisait de la musique, on donnait des représentations théâtrales et des conférences.
D’Ilse Weber, infirmière et poètesse morte à Auschwitz, nous entendons trois chansons qui se distinguent par leur simplicité et leur force. « Ade Kamerad » est un adieu à une camarade qu’elle ne reverra jamais : le lendemain, elle sera emmenée dans le « convoi polonais ». Dans « Ich wandre durch Theresienstadt », elle s’arrête sur les remparts de la forteresse et regarde avec consternation et nostalgie le monde extérieur. « Wiegala » est une berceuse déchirante d’une tendresse désarmante, chantée peu avant la mort : « « Es stört kein Laut die süße Ruh, | schlaf, mein Kindchen, schlaf auch du. | Wiegala, wiegala, wille, | wie ist die Welt so Stille! » (« Aucun bruit ne vient troubler le doux repos, | dors, mon petit enfant, dors toi aussi. | Que le monde est silencieux ! »).
Musicien actif dans le ghetto de Prague, Adolf Strauss a été déporté à Terezín avant de mourir également dans les chambres à gaz d’Auschwitz. Appl présente une de ses œuvres qu’il a enregistrée sur l’album Heimat en 2017 et qu’Anne Sofie von Otter avait également enregistrée dix ans plus tôt : « Ich weiss bestimmt, ich werd dich wiedersehen » (« Je suis sûr que nous nous reverrons ») apporte un peu d’espoir après tant de douleur… Dans la même veine, Appl propose, pour clore ce récital, « Urlicht », extraite du « Knaben Wunderhorn », dans lequel un ange vient consoler de sa lumière « l’homme prostré dans la plus grande misère, dans la plus grande douleur ».
Avec beaucoup de maîtrise et des moyens vocaux et expressifs impeccables, Benjamin Appl conduit le public à travers ces abîmes de l’âme. Il répond aux applaudissements nourris par deux rappels. Avant la dédicace susmentionnée à Fischer Dieskau, le baryton allemand rend hommage à sa nouvelle patrie d’adoption, la Grande-Bretagne, avec une chanson de 1936 très populaire pendant la Seconde Guerre mondiale et qui a également donné son titre à un film de 1943 : I’ll walk beside you, une interprétation qui permet de révéler l’amour du baryton pour ce répertoire.
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Retrouvez Benjamin Appl en interview sur Première Loge Opéra !
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Benjamin Appl, baryton
James Baillieu, pianoforte
Lieder de Gustav Mahler, Alma Mahler, George Butterworth, Erich Wolfgang Korngold et autres
Gustav Mahler
Lieder und Gesänge aus der Jugendzeit, 1. Frühlingsmorgen
George Butterworth
Six Songs from a Shropshire Lad, I. Loveliest of Trees
Gustav Mahler
Rückert-Lieder, II. Ich atmet’ einen Linden Duft
George Butterworth
Six Songs from a Shropshire Lad, II. When I was one-and-twenty
Gustav Mahler
Rückert-Lieder; I. Blicke mir nicht in die Lieder!
George Butterworth
Six Songs from a Shropshire Lad, III. Look not in my eyes
Gustav Mahler
Rückert-Lieder, V. Liebst du um Schönheit
George Butterworth
Six Songs from a Shropshire Lad, IV. Think no more, Lad
Gustav Mahler
Rückert-Lieder, IV. Um Mitternacht
George Butterworth
Six Songs from a Shropshire Lad, V. The Lads in their hundreds
Gustav Mahler
Rückert-Lieder, III. Ich bin der Welt abhanden gekommen
George Butterworth
Six Songs from a Shropshire Lad, VI. Is my team ploughing?
Gustav Mahler
Des Knaben Wunderhorn, Revelge
Gustav Mahler
Des Knaben Wunderhorn, Aus! Aus!
Erich Wolfgang Korngold
Zwölf Lieder ‘So Gott und Papa will’, VI. Aussicht;
Alma Mahler
Fünf Lieder, V. Ich wandle unter Blumen
Erich Wolfgang Korngold
Der Knabe und das Veilchen
Alma Mahler
Fünf Lieder, III. Laue Sommernacht
Erich Wolfgang Korngold
Sechs einfache Lieder, IV. Liebesbriefchen
Alma Mahler
Fünf Lieder, IV. Bei dir ist es traut
Gustav Mahler
Des Knaben Wunderhorn, Nicht wiedersehen
Anonimo
Terezin Song
Ilse Weber
Ade Kamerad
Adolf Strauss
Ich weiß bestimmt, ich werd’ dich wiedersehen
Ilse Weber
Ich wandre durch Theresienstadt
Ilse Weber
Wiegala
Gustav Mahler
Des Knaben Wunderhorn, Urlicht
Grand Théâtre de Genève, concert du jeudi 15 mai 2025.