Anna Netrebko chante l’âme russe à la Philharmonie
Salle comble ce soir à la Philharmonie de Paris pour un récital d’Anna Netrebko, accompagnée au piano par son fidèle complice Pavel Nebolsin, dans un programme intégralement russe constitué de mélodies et d’airs d’opéras de Rimski-Korsakov, Rachmaninoff et Tchaïkovski.
La première partie du concert, de quarante minutes, déroule autour du fil conducteur du sentiment amoureux un bel aperçu de la diversité de l’œuvre de Rimski-Korsakov (9 mélodies, et deux extraits d’opéras : Le Coq d’or et La Fille de neige) comme de l’art de la chanteuse.
Le concert commence par un nocturne, « Ce dont je rêve en secret », suivi d’une pièce délicate, « Ce n’est pas le vent, soufflant des hauteurs », tous deux d’une grande poésie. « Le Chant de l’alouette », tout d’allégresse, contraste avec le « Rossignol amoureux de la rose », une des mélodies les plus populaires de Rimski-Korsakov, aux couleurs nostalgiques et orientalisantes. La chanteuse aborde ensuite « Les Monts de Géorgie » de façon habitée et théâtrale. L’« Hymne au soleil », dans lequel Anna Netrebko esquisse quelques pas de danse, et l’extrait de La Fille de neige, qui contient de belles pages élégiaques, déchaînent l’enthousiasme d’un public qui applaudit à tout rompre. Cette première partie de soirée se termine par le très beau « Songe d’une nuit d’été », belle mélodie de dimensions importantes et aux accents très lyriques, qui est quasiment une petite scène d’opéra.
Après l’entracte, la deuxième partie s’ouvre par un aperçu de l’art de Rachmaninoff, grâce à quatre mélodies choisies dans trois cycles différents. Après les teintes délicates de « Près de ma fenêtre », « Rêve » a des consonances quelque peu amères : chaque phrase (« j’avais un pays aimé », par exemple) appelle la même réponse désabusée : « mais ce n’était qu’un rêve… ». Nous avons également la chance d’entendre « Elles répondaient », une des mélodies les plus populaires de Rachmaninoff. Enfin « Ici, il fait bon », qui sonne comme un hymne à la nature, se termine sur un aigu piano, porté sur un très long souffle, suivi par un splendide (et long) épilogue au piano. L’écoute constitue un véritable moment de grâce, et le morceau est très applaudi.
Changement complet d’atmosphère avec Tchaïkovski, qui a construit ses œuvres sur un socle de références multiples (chanson russe, héritages mozartien et schumannien, romances françaises, ballades germaniques…). Cette dernière partie de programme, conséquente (sept pièces en tout) emprunte à différents cycles écrits pendant la maturité et les dernières années. Dans tous ces morceaux la partie pianistique acquiert sa propre dynamique : plus qu’un accompagnement, le piano dialogue avec la voix.
Alors que dans la première partie du concert Anna Netrebko affichait un art de la séduction quelque peu artificiel, avec des intonations, mimiques et gestes étudiés mais plaqués plus que réellement vécus, l’esthétique beaucoup plus passionnée et romantique de Tchaïkovski convient mieux, nous semble-t-il, à l’art de la chanteuse, qui incontestablement est parfaitement dans son élément : moins théâtrale, plus humaine, elle en devient aussi beaucoup plus touchante.
Les trois premières pièces participent d’une même tonalité. La première mélodie, « C’était au début du printemps », qui n’est pas sans rappeler Eugène Onéguine, mélange tendresse profonde et harmonie ; Anna Netrebko y déploie de beaux graves profonds et de superbes diminuendi. Les deux pièces suivantes, « Oublier ! », très lyrique, et « Nuits de folie », chant qui tient du lamento et du nocturne, sont particulièrement habités.
https://www.youtube.com/watch?v=-Q0ZjrxTvqs
Changement de tonalité avec « Sérénade » (op. 63), à l’ambiance beaucoup plus légère, et dans laquelle Anna Netrebko esquisse quelques pas de danse. Le morceau est très applaudi.
Vient ensuite « J’étais pourtant comme un brin d’herbe », une des mélodies de Tchaïkovski d’inspiration explicitement populaire, qui fait entendre les intonations déchirantes d’une fille du peuple mariée contre son gré à un homme âgé. Les passages « Malheur, malheur à moi » et « Tel est donc mon lot » sont particulièrement douloureux et émouvants, et le morceau est une nouvelle fois vivement applaudi.
https://www.youtube.com/watch?v=1HEiTmBny4w
Enfin, « Que règne le jour » clôt le concert par un véritable bouquet final : la longue introduction andantino au piano est soudainement interrompue par un allegro agitato et une répétition des mots « Tout est pour toi » ; le morceau, très lyrique, met avantageusement en avant la chanteuse, comme le piano, qui doit faire preuve dans cette pièce, notamment dans son épilogue, d’une virtuosité considérable. Le morceau soulève l’enthousiasme de la salle.
Tout au long de ce splendide concert, Anna Netrebko impressionne et charme grâce à des moyens impressionnants, un timbre à la beauté certaine, une voix très saine, un ambitus impressionnant, et une excellente tenue de souffle.
Les mélodies sont chantées avec la même implication que s’il s’agissait d’airs d’opéras, et c’est bien une chanteuse d’opéra que nous écoutons ce soir.
Le public, bien sûr, était conquis d’avance ; mais il n’en reste pas moins très attentif et sous l’emprise du charme puissant distillé par la soprano russe, qui souvent se retourne pour ne pas oublier de chanter au public placé derrière la scène.
Plus qu’un simple accompagnateur, Pavel Nebolsin lui répond par une véritable voix complémentaire, notamment dans la deuxième partie, grâce à un choix de mélodies qui, souvent, mettent en valeur la partie pianistique (beaux arpèges de « Au Royaume de la rose et du vin » de Rimski-Korsakov, l’épilogue d’« Ici, il fait bon » de Rachmaninoff, et bien sûr les mélodies de Tchaïkovski, et tout particulièrement l’impressionnant « Que règne le jour »).
Le concert se termine par un bis (un magnifique extrait de Francesca da Rimini de Rachmaninoff), et par une standing ovation.
Anna Netrebko, soprano
Pavel Nebolsin, piano
Nikolaï Rimski-Korsakov
« O chem v tishi nochey » op.40 n°3 (Ce dont je rêve en secret)
« Ne veter, veya s vysoty », op. 43, no. 2 (Ce n’est pas le vent, soufflant des hauteurs)
« Zvonche zhavoronka penye », op. 43, no. 1 (Le Chant de l’alouette)
« Na kholmakh Gruzii », op. 3, no. 4 (Les Monts de Géorgie)
« V zarstvo rozy i vina », op. 8, no. 5 (Au Royaume de la rose et du vin)
« Pesnya Zyuleyki », op. 26, no. 4 (Chanson de Zuléika)
« Plenivshis’ rozoj, solovey », op. 2, no. 2 (Le Rossignol)
« Hymne au soleil »
Extrait du Coq d’or
Final (Scène de la fonte)
Extrait de La Fille de neige
« Nimfa », op.56, no.1 (La Nymphe)
« Son v letnyuyu noch », op. 56, no. 2 (Songe d’une nuit d’été)
Serge Rachmaninoff
« U moyego okna », op. 26, no. 10 (Devant ma fenêtre)
« Oni otvechali », op. 21, no. 4 (Elles répondaient)
« Son », op. 8, no. 5 (Rêve)
« Zdes’ khorosho », op. 21, no. 7 (Ici, il fait bon)
Piotr Ilitch Tchaikovski
« To bilo ranneyu vesnoy », op. 38, no. 2 (C’était au début du printemps)
« Zabyt tak skoro », TH 94 (Oublier !)
« Nochi bezumnye », op. 60, no. 6 (Nuits de folie)
Sérénade, op. 63, no. 6
« Ya li v pole da ne travushka bïla? », op. 47, no. 7 (J’étais pourtant comme un brin d’herbe)
« Zakatilos solnze » op. 73, no. 4 (Le Soleil s’est couché)
« Den’ li zarit » op. 47, no. 6 (Que règne le jour)
Bis :
Rachmaninoff, Francesca da Rimini (extrait)
Philharmonie, Paris, Grande salle Pierre Boulez, concert du mercredi 11 octobre 2023.