HAMLET à l’Opéra Bastille, ou le triomphe de Ludovic Tézier et Lisette Oropesa

Hamlet d’Ambroise Thomas à l’Opéra de Paris

Le Hamlet d’Ambroise Thomas remporte un succès spectaculaire à l’Opéra Bastille, au moins musicalement – la mise en scène de Krzysztof Warlikowski divisant le public, comme on pouvait s’y attendre… 

La cour du Danemark en folie !

Ambiance des grands soirs ce samedi 11 mars 2023 à l’Opéra Bastille. Une nouvelle production signée Krzysztof Warlikowski, une œuvre rarement donnée, une distribution très alléchante : le public est venu nombreux pour cette soirée de première, qui s’est soldée par un triomphe éclatant côté musique, et, comme on pouvait s’y attendre, un mélange d’acclamations et de huées pour la mise en scène.

Une mise en scène qui ne mérite sans doute ni ces excès d’honneurs, ni cet opprobre. Warlikowski transpose sagement l’intrigue au début du XXe siècle, dans un centre psychiatrique – ce qui, après tant de Contes d’Hoffmann à l’asile (à Lyon, il y a 30 ans déjà…), de Troyens en Centre de soins en psycho-traumatologie pour victimes de guerre ou d’Iphigénie en Ehpad, ne suscite plus guère de surprise et est presque « attendu » dans un opéra dont plusieurs personnages flirtent avec la folie. On retrouve dans la mise en scène quelques procédés et images trop systématiquement présents aujourd’hui sur les scènes lyriques (la télévision, la couronne de roi dérisoire en carton doré, les inévitables chaises et fauteuils avec assises en plastique ou en skaï, le non moins inévitable fauteuil roulant…) ; de même, le ballet au cours duquel interviennent des danseurs et des danseuses grand.e.s et petit.e.s, maigres et gros.se.s, jeunes et âgé.e.s, blanc.he.s et de couleur, avec des hommes portant le tutu (mais curieusement aucune femme en collants et tee-shirt), correspond plus au souci de répondre à l’actuelle exigence de diversité et de représentativité qu’à un véritable impératif dramatique (même si, on l’a bien compris, il s’agit ici de faire danser les pensionnaires de l’asile qui montent eux-mêmes le spectacle offert à Claudius et Gertrude)… À côté de ces éléments devenus il faut le dire assez « traditionnels » aujourd’hui, le spectacle comporte également quelques tableaux forts : si l’Œdipe mal résolu d’Hamlet se traduit de façon un peu triviale par une scène (« Dormez en paix, ma mère ! ») au cours de laquelle le prince de Danemak entre ni plus ni moins dans le lit de Gertrude, l’image marque les esprits, de même que la noyade d’Ophélie dans une baignoire : là encore, le procédé est presque « attendu », il fonctionne cependant, et procure visuellement une vraie émotion ; l’usage de la vidéo est quant à elle intéressante, sobre, jamais redondante avec ce qui se passe sur scène (les vidéos sont signées Denis Guéguin).
Mais ce qui pose vraiment question, c’est la réorganisation chronologique des événements à laquelle procède le metteur en scène polonais. Deux strates temporelles co-existent : les actes I et V correspondent à un « présent », et encadrent un très long retour en arrière (l’acte II commence par une indication on ne peut plus en vogue aujourd’hui au cinéma ou dans les séries télévisées : « 20 ans plus tôt »). Il faut donc comprendre que les événements ont eu raison de la lucidité d’Hamlet mais aussi de celle de sa mère, présente dès l’acte I, vieillie et très diminuée, avachie dans un fauteuil roulant. L’apparition d’Ophélie à l’acte I, alors qu’elle est censée être morte depuis une vingtaine d’années, est donc « fantasmée » par un Hamlet devenu fou, de même, à l’acte V, que son « retour » (Ophélie réapparait à une table de jeu entourée de  pensionnaires de l’asile), ou l’apparition des fossoyeurs. Cela fonctionne tant bien que mal, avec malgré tout quelques inévitables résistances : au début de l’acte II, notamment, Ophélie déplore la froideur d’Hamlet en faisant directement référence aux serments qu’il vient (en principe) tout juste de lui faire – alors que dans la lecture de Warlikowski, le duo « Doute de la lumière /  […] Mais ne doute jamais de mon amour » est une scène fantasmée quelque vingt ans plus tard par le héros éponyme… À ces quelques détails près, l’idée de Warlikowski garde une certaine cohérence… sans qu’on soit pour autant certain que ce flash back fasse, finalement, véritablement gagner en intensité dramatique ou en teneur tragique… Quoi qu’il en soit, le spectacle se tient et est en tout cas plus fort, visuellement et dramatiquement, que le Tristan bien ennuyeux monté il n’y a guère à Munich.

Une très belle réussite musicale

Musicalement, le retrait de Thomas Hengelbrock, la volonté qu’avait exprimée Warlikowski de procéder à des coupes claires dans la partition[1], puis l’indisposition de Lisette Oropesa à la générale ont procuré quelques sueurs froides. C’est finalement une très belle soirée musicale qui a eu lieu en ce samedi 11 mars. Pierre Dumoussaud a choisi avec raison de privilégier la transparence du tissu orchestral et la fluidité du discours, sans jamais exagérer le dramatisme de certains pages – qui peut vite confiner à la lourdeur si l’on n’y prend garde. L’ensemble est cohérent, de belle facture, et le chef reste par ailleurs toujours attentif aux chanteurs et  à  l’équilibre entre la fosse et le plateau. Il est  secondé par un orchestre splendide  et des chœurs en magnifique forme. Des seconds rôles, fort bien distribués, se détachent notamment le Spectre de Clive Bayley (même si l’accent anglais du chanteur, assez prononcé, est un peu gênant, appliqué à ces paroles oraculaires si glaçantes et si importantes dramatiquement) et le Laërte sensible de Julien Behr.

Le couple des monarques assassins est apparu, dans cette production et dans l’incarnation qu’en ont proposée Ève-Maud Hubeaux et Jean Teitgen, étonnamment humain. La première est une Gertrude fascinante, tantôt vamp dénuée de scrupules, tantôt mère inquiète, tantôt encore femme brisée et vieillie avant l’âge. Ève-Maud Hubeaux brûle les planches et s’investit pleinement dans son personnage (au point de bousculer parfois un peu la ligne vocale), dessinant un portrait fascinant de la reine coupable. Jean Teitgen met quant à lui toute la beauté de son timbre et la noblesse de son phrasé au service d’une incarnation empreinte d’humanité (superbe prière de l’acte III : « Je t’implore, ô mon frère »).

Le public, enfin, a fait un triomphe mémorable aux artistes incarnant les deux rôles principaux : Lisette Oropesa, voix tout à la fois agile et corsée (très éloignée des sopranos légérissimes que l’on entend habituellement dans le rôle) impressionne par son impeccable maîtrise technique mais surtout l’émotion qui émane de son chant, culminant dans une scène de folie justement acclamée. Ludovic Tézier, enfin, fascine par une ligne de chant constamment maîtrisée et une diction comme toujours impeccable : le bayton français s’est montré tout aussi convaincant dans la jubilation feinte de la « Chanson bachique » que dans l’introspection (« Être ou ne pas être »…) ou l’expression de la douleur (avec notamment un très beau « Comme une pâle fleur », triste et désabusé…).

Si vous souhaitez  apprécier cette fort belle exécution musicale du chef-d’œuvre de Thomas et vous faire votre propre idée de la vision qu’en propose Krzysztof Warlikowski, n’hésitez pas : le spectacle se donne à l’Opéra Bastille jusqu’au 9 avril.

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[1] Il a même visiblement été question de supprimer ni plus ni moins que l’ensemble du premier acte. Écoutez à ce sujet l’interview accordée par Ludovic Tézier à Jean-Baptiste Urbain sur France Musique.

Les artistes

Hamlet : Ludovic Tézier
Claudius : Jean Teitgen
Laërte : Julien Behr
Spectre du roi défunt : Clive Bayley
Horatio : Frédéric Caton
Marcellus : Julien Henric
Gertrude : Eve-Maud Hubeaux
Ophélie : Lisette Oropesa
Polonius : Philippe Rouillon
Premier fossoyeur : Alejandro Baliñas Vieites
Deuxième fossoyeur : Maciej Kwaśnikowski

Orchestre et Chœurs de l’Opéra national de Paris, dir. Pierre Dumoussaud
Mise en scène : Krzysztof Warlikowski
Décors et costumes : Małgorzata Szczęśniak
Lumières : Felice Ross
Vidéo : Denis Guéguin

Le programme

Hamlet

Opéra en cinq actes d’Ambroise Thomas, livret de Michel Carré et Jules Barbier, créé à Paris (opéra le Peletier) en 1868.
Opéra national de Paris Bastille, représentation du samedi 11 mars 2023.