Nuit magique : Alcina à la Cité des Congrès de Nantes

Alcina à la Cité des Congrès de Nantes

Après l’ambitieuse création mondiale de L’ Annonce faite à Marie de Philippe Leroux le 9 octobre, Angers Nantes Opéra s’associe au festival Baroque en scène et propose à la Cité des Congrès de Nantes une soirée haendélienne de haut vol en forme de déclaration d’amour de Christophe Rousset à la partition d’Alcina.

Il jouait du clavecin debout

En cet automne, Alcina a la cote dans les maisons d’opéra européennes. Alors que Cecilia Bartoli incarne la magicienne sur la scène florentine du Teatro del Maggio, c’est également la partition d’Alcina que Christophe Rousset a choisi de remettre sur le métier entre deux répétitions d’Armide qu’il prépare pour la Salle Favart à partir du 5 novembre prochain. Il a suffi de quelques souvenirs en commun avec Alain Surrans (Directeur de Angers Nantes Opéra) pour que le Maestro accepte l’invitation du festival Baroque en scène à ressusciter au bord de la Loire la magie d’une soirée aixoise à laquelle ils assistèrent tous les deux en 1978. L’auditorium moderne de la Cité des Congrès n’a pas le charme du théâtre de l’Archevêché et Alcina n’est donnée ce soir qu’en version de concert mais c’est peu dire que la magie a pleinement opéré !

Dans l’entretien retranscrit par le programme de scène, Christophe Rousset dit l’amour passionnel qui le lie à cette partition depuis l’adolescence. Il en livre ce soir une version dégraissée des interventions anecdotiques du personnage d’Oberto et du chœur (les rares moments chorals sont assurés par les six solistes) pour mieux se concentrer sur les affects de la magicienne, de sa sœur et des victimes de leurs charmes. Alcina est effectivement l’opéra des passions qui consument : passion incandescente d’Alcina pour Ruggiero, fidélité vécue comme un sacerdoce de Bradamante pour son époux, béguin sans lendemain de Morgana pour Ricciardo, amour à sens unique d’Oronte pour la sœur de la magicienne et passion douloureuse de l’abandon lorsqu’Alcina voit s’éloigner Ruggiero après que le charme est rompu.

Il est passionnant d’assister à cette version de concert en sachant que Christophe Rousset travaille en parallèle et presque simultanément la partition d’Armide de Gluck.  La sororité entre les deux œuvres est évidente et ces deux destins d’amoureuses qui se fracassent contre le mur de l’abandon inspirent au chef une urgence tellurique perceptible dès les premiers accords de la majestueuse ouverture d’Alcina.

Trente ans est le bel âge pour les Talens Lyriques. Les générations d’instrumentistes se succèdent mais rares sont les ensembles aussi bien connectés à leur chef : chacun des pupitres répond effectivement à la moindre inflexion des doigts du Maestro au point qu’il est impossible de dire lesquels, des cordes ou des vents, sont les plus précis. Sans cesse allégé pour ne pas couvrir les chanteurs, le tissu orchestral haendélien est d’un soyeux incroyable, ponctué d’attaques rigoureuses et de points d’orgue à la précision métronomique. Mais c’est surtout dans les brusques changements d’atmosphère et de tempi que se révèle le mieux l’engagement passionné de Christophe Rousset : la dernière note de l’élégiaque aria « Verdi prati » est encore suspendue aux archets des violonistes que déjà claque le premier accord du grand récitatif d’Alcina « Ah ! Ruggiero crudel ». Quand tant de chefs lyriques dirigent une version de concert en pilote automatique, c’est un privilège précieux de voir Christophe Rousset interagir en permanence avec ses musiciens auxquels il a su partager son amour de cette musique.

Moments parfois négligés où se concentre l’action, les récitatifs de l’opera seria sont particulièrement soignés par le chef qui les dirige en partie lui-même au clavecin. Dans un souci de fluidité musicale, il lui arrive de plaquer les premiers accords en étant encore debout ou en ne s’asseyant que d’une fesse sur le tabouret placé devant lui, idéalement soutenu par un continuo divin composé du violoncelle d’Emmanuel Jacques, du luth de Karl Nyhlin et du second clavecin de Korneel Bernolet. Théâtralisés avec une grande justesse de ton, ces récitatifs révèlent la complicité de Christophe Rousset avec ses solistes et la rigueur des répétitions qu’il a engagées avec eux. 

Belote, rebelote et dix de der

Réduits à six, les solistes de cette version de concert constituent une main de grand luxe pour gagner la partie engagée par le chef. Au somptueux carré de dames vient effectivement s’ajouter une paire de voix masculines auxquelles la grammaire haendélienne est naturellement familière. Tous ont effectivement le souci d’orner le da capo de chaque aria et possèdent l’agilité vocale indispensable pour broder sur la mélodie sans la dénaturer.

On savait Karina Gauvin familière du rôle-titre d’Alcina : elle l’incarnait déjà en 2015 au Teatro Real de Madrid et plus récemment elle l’a chanté à Brno, à Versailles et à Caen. Ce concert nantais confirme l’intimité que la soprano canadienne entretient avec la magicienne de Haendel et démontre qu’elle est probablement l’une des meilleures titulaires actuelles du rôle. Gainée d’un lamé bleu nuit, ennuagée de tulle, Karina Gauvin a d’Alcina la présence énigmatique et la voix ample qui convient aux accents autoritaires du premier acte comme aux déplorations de la seconde moitié de l’œuvre. Chacune de ses arie lui permet d’exprimer une facette différente du personnage et de dévoiler l’éventail de ses talents de tragédienne. C’est effectivement dans les tempi alanguis, dans les instants étirés où la magicienne exprime son désespoir de femme bafouée puis abandonnée, que Karina Gauvin saisit le mieux l’humanité et l’universalité de son personnage. Dans « Si, son quella » qu’elle délivre sur le souffle, presque murmuré, elle intériorise tellement la douleur d’Alcina que le public, médusé, en oublie d’applaudir la performance. Il faudra donc attendre le grand lamento « Ah ! mio core » et l’aria « Ombre pallide » pour que l’auditoire brise la glace et ose manifester son enthousiasme en interrompant par des applaudissements sonores une performance délivrée jusque là dans un silence admiratif. Lorsque Karina Gauvin chante, Christophe Rousset la couve du regard pour la protéger autant que pour l’encourager à puiser au tréfond d’elle-même la matière nécessaire pour nourrir l’émotion juste. Les feulements de lionne blessée dont elle ponctue ses imprécations sont du théâtre autant que de la musique.

Dans le rôle de Bradamante, Teresa Iervolino n’est pas moins à son affaire que Karina Gauvin. Elle aussi connait son Haendel sur le bout des doigts et use de son timbre ambré pour composer un personnage de travesti comme en regorgent bon nombre d’opéras du Caro Sassone. De toute la distribution, la mezzo-soprano italienne est celle qui s’investit le plus dans la théâtralité des récitatifs et qui interagit le mieux avec ses partenaires de jeux. Vocalement, son incarnation ne souffre aucune réserve : l’émission est saine, la voix est bien projetée et la précision des vocalises impressionne, y compris lorsque Christophe Rousset lui impose des tempi infernaux dans l’aria du deuxième acte « Vorrei vendicarmi ».

Sous la direction d’Alan Curtis, Maite Beaumont était déjà Ruggiero dans la dernière intégrale d’Alcina gravée en studio pour Archiv produktion en 2009. On retrouve sur la scène nantaise tout ce qui fait le prix de cet enregistrement : un timbre profond, des graves abyssaux et une agilité à vocaliser qui époustoufle dans l’aria où elle dialogue avec les deux cors virtuoses de Jeroen Billiet et Yannick Maillet, « Sta nell’Ircana ». L’équilibre idéal réalisé en studio il a une dizaine d’années entre la voix et l’orchestre peine malheureusement à se réaliser et la mezzo-soprano espagnole peine plusieurs fois à projeter la voix au-delà du rideau orchestral tissé par les Talens Lyriques. Attentif à cet inconfort, Christophe Rousset sait mettre la chanteuse en confiance dans les arie plus lentes : « Mio bel tesoro » et « Verdi prati » sont des moments suspendus où Maite Beaumont touche au cœur et provoque à bon droit l’enthousiasme du public.

Sollicitée in extremis pour remplacer Rachel Redmond, la soprano Elsa Benoît s’approprie avec un naturel confondant le rôle de Morgana au sortir d’une série de représentations qui l’ont vu triompher dans le rôle de Semele sur la scène de l’opéra de Lille. C’est donc peu dire que de son gosier coule un Haendel idiomatique, stylistiquement élégant et vocalement en place. D’un personnage que la pyrotechnie vocale pourrait caricaturalement réduire au rang de soubrette, la soprano française fait une amoureuse inconstante mais touchante, y compris dans la plus tubesque de ses arie, « Tornami a vagheggiar ».

Dans un opéra qui fait la part belle aux voix féminines, les chéris de ces dames ne déméritent pas et prennent aussi leur part au succès de ce concert. La basse américaine John Chest ne dispose que de quelques récitatifs et d’une aria, « Pensa a chi geme », pour camper Melisso mais la virilité du timbre et l’assurance de l’émission assoient immédiatement ce personnage de mentor habituellement un peu pontifiant. L’artiste n’est d’ailleurs pas totalement inconnu du public nantais : son Don Giovanni de 2016 avait en son temps impressionné. Pour incarner Oronte, l’amant éconduit de Morgana, Nick Pritchard compte trois airs subtilement écrits par Haendel et une part de récitatifs plus conséquente que celle dévolue à Melisso. La longue expérience que ce jeune ténor britannique possède déjà dans le rôle de l’Évangéliste des grandes Passions de Bach l’aide incontestablement à peser le poids de chaque mot et à timbrer les récitatifs comme s’ils étaient aussi essentiels que les arie. Habile à vocaliser et à orner sa ligne de chant, à l’aise dans le medium comme dans les passages qui sollicitent davantage les aigus, c’est finalement une projection un peu courte qui vient nuancer la performance de ce bel artiste qui trouve notamment dans « E’ un folle, è un vil affetto » l’occasion d’impressionner par la ductilité de son timbre et la souplesse de sa ligne de chant.

A l’heure des ovations chaleureuses qui ont conclu cette soirée, le spectateur demeure un peu frustré qu’un tel plateau n’aie pas eu l’opportunité de servir pleinement Alcina dans une production scénique à la hauteur des ambitions et de l’amour que Christophe Rousset porte à cette partition. L’Opéra de Paris serait par conséquent bien inspiré d’offrir aux Talens Lyriques, à Karina Gauvin et à toute la troupe, l’opportunité de reprendre une fois de plus le spectacle imaginé en 1999 par Robert Carsen pour Renée Fleming. Il se murmurait cependant dans les coulisses de la Cité des Congrès que la dream team de cette version de concert pourrait rapidement se reconstituer à l’invitation d’autres festivals… Il faudrait alors s’y précipiter.

Baroque en scène

Les amateurs nantais de musique baroque ont tout lieu de se réjouir puisque cette Alcina n’est que le premier spectacle d’une série de dix proposée cette année encore par le festival Baroque en scène. Née il y dix ans et regroupant désormais quatre partenaires institutionnels (la Cité des Congrès de Nantes, la Soufflerie de Rezé, Angers Nantes Opéra et Musique Sacrée – Cathédrale de Nantes), l’initiative a pour but de faire découvrir et aimer le répertoire baroque en mettant en commun les intelligences et le savoir-faire des principaux acteurs culturels de l’agglomération nantaise. Étalée sur toute la saison jusqu’en juin 2023, la programmation de Baroque en scène se caractérise par son éclectisme, le goût des compositeurs confidentiels et un choix d’artistes inventifs.
Le jeudi 8 décembre, l’ensemble Marguerite Louise proposera à la chapelle de l’Immaculée, à Nantes, un parcours parmi les histoires sacrées de Carissimi et de Charpentier, l’occasion de comparer Jephte et le Reniement de saint Pierre et de mesurer le poids des influences italiennes dans l’art de la composition de Charpentier.
Le mardi 10 janvier 2023, l’ensemble Amarillis fera (re)découvrir à l’auditorium de la Soufflerie, à Rezé, l’immense compositrice de la fin du XVIIème siècle Elisabeth Jacquet de la Guerre au répertoire si riche et si dense.
Les 4 et 5 mai 2023 enfin, la chorégraphe Ambra Senatore et Jérôme Correas feront dialoguer sur la scène du théâtre Graslin la musique et la danse contemporaine autour de la seule cantate humoristique de Jean-Sébastien Bach, la Kaffeekantate BWV 211.
Un week-end Bach, un voyage musical sur les chemins de Compostelle et un concert de transcriptions pour chorale a capella complètent la programmation de Baroque en scène. L’intégralité des interprètes et du programme des dix spectacles est à retrouver ici.

Les artistes

Alcina : Karina Gauvin
Morgana : Elsa Benoît
Ruggiero : Maite Beaumont
Bradamante : Teresa Iervolino
Oronte : Nick Pritchard
Melisso : John Chest

Les Talens Lyriques, dir. Christophe Rousset

Le programme

Alcina

Opéra seria en trois actes de Georg Friedrich Haendel, livret de Riccardo Broschi d’après Orlando furioso de Ludovico Ariosto, créé au Théâtre de Covent Garden à Londres le 16 avril 1735.

Cité des Congrès de Nantes, représentation du mardi 25 octobre 2022 (version de concert)