Femmes à fables : les stéréotypes de genre à l’opéra au 19e siècle

Comme à l’opéra du 18e siècle (La défaite des femmes selon C. Clément), quantité d’œuvres du 19e siècle entérinent les stéréotypes de genre en plaçant les femmes au centre d’un triple enfermement codifié par l’idéologie patriarcale ou la religion. Leur dépendance affective et sexuelle au regard de la domination masculine, leur soumission ou leur invisibilisation dans les relations sociales, les violences faites à leur personne – de femme,  de mère (Médée, Butterfly) – reflètent les représentations d’une société peu encline à l’égalité des sexes. Au fil de l’action lyrique, lorsque quelques héroïnes secouent l’ordre social soit par ruse (L’Italiana in Algeri), soit par désobéissance au clan familial (Juliette ou Mireille), par rébellion (Violetta), voire insoumission (Carmen), ces dernières le payent au prix de leur vie. 

Si de fortes personnalités ont pu infléchir la genèse de tel ou tel opéra – Pauline Viardot auprès de Gounod, Célestine Galli-Marié créatrice de Carmen, Emma Calvé, future Sapho de Massenet – leur rôle demeure néanmoins tragique dans la fiction.

Les données changent-elles lorsque de rares compositrices accèdent à la scène lyrique ? Louise Bertin, grâce à son talent et à son capital social (fille du directeur du Journal des débats) peut créer La Esmeralda à l’Opéra de Paris (1836). Cependant, son livret adapté du roman de V. Hugo, Notre-Dame de Paris, n’épuise pas l’archétype de la femme ensorcelante et victime.

Écoutez ci-dessous un extrait de La Esmeralda de Louise Bertin, avec Maya Boog (Esmeralda), Orchestre national de Montpellier, dir. Lawrence Foster, de 28’00 à 32 ‘ 07.

https://www.youtube.com/watch?v=rLY_E15hVgQ

Et les opéras « de salon » conçus par la grande interprète Pauline Viardot demeurent circonscrits au cadre restreint du salon bourgeois, comme sa malicieuse Cendrillon. Pour cette Journée de la Femme 2021, un récital Viardot en ligne organisé par le Palazzetto Bru Zane vous plongera dans son riche répertoire de mélodies.

Toutefois, nous retenons trois opéras qui dénient d’emblée chaque enfermement ci-dessus pointé. Sélectionnés dans des genres lyriques différents, ils témoignent de rares déconstructions de stéréotypes par des librettistes et compositeurs plus affranchis que leurs homologues. Pour Première loge, il ne s’agit pas de brosser une étude sociologique (femmes « à fables »), mais d’associer à ces figures de proue de la dramaturgie un extrait vocal exprimant leur puissante personnalité.

Léonore ou Fidelio de Ludwig van Beethoven, Singspiel (opéra allemand) sur un livret de J. Sonnleithner d’après Léonore ou l’amour conjugal de J.-N. Bouilly (Vienne, versions 1805, 1814)

Pour sauver son mari Florestan (ténor), prisonnier du tyran Pizzaro sous la Terreur, Léonore (soprano) se déguise en homme Fidelio afin de se présenter en aide-geôlier. Parvenue dans la cellule où croupit son époux, elle se démasque puis menace le tyran de son pistolet. Ce dernier est confondu grâce à l’arrivée opportune du ministre.  Restés seuls, les époux exaltent leur amour avant que le peuple célèbre sa libération. Dans l’extrait proposé du final, sorte d’apothéose des valeurs des Lumières, nous percevons comment l‘émancipation de Léonore-Fidelio est liée à la liberté et à la tolérance, au filtre des idées révolutionnaires dont Beethoven était imprégné.

« O namenlose Freude ! » (Ô joie sans nom !),  duo de Léonore et Florestan au 2e acte, avec Kathleen McCalla (Fidelio) et Francisco Araiza (Florestan) 

 

https://m.youtube.com/watch?v=JZIF6g_Nvao

Madame Favart de Jacques Offenbach, opéra-comique sur un livret de Chivot et Duru  (Paris, 1878)

Ni soumise, ni invisible, Justine Favart est l’actrice chanteuse tutélaire de la troupe d’opéra-comique au milieu du XVIIIe siècle. C’est également une compositrice avant même d’être l’épouse du librettiste et directeur Charles-Simon Favart. Porteuse d’une révolution dans l’interprétation (dont le réalisme du costume de scène), son aura devient légendaire. Un siècle plus tard, lorsque les librettistes Chivot et Duru élaborent Madame Favart (1878), ils mettent en scène la fuite du couple Favart, en proie au harcèlement du maréchal de Saxe. 

Si le comique de situation et le jeu des travestissements de Justine sont autant de prétextes au divertissement lyrique, la libéralisation progressive de la censure sous la IIIe République permet d’évoquer les stratégies de l’artiste affranchie, en jupon ou bien en pantalon. En 2019, l’entrée de Madame Favart au répertoire de l’Opéra-Comique offre une belle visibilité à l’œuvre et à son propos, dans une mise en scène d’Anne Kessler.

Bande-annonce de Madame Favart à l’Opéra-Comique (juin 2019) avec Marion Lebègue (Justine Favart), Christian Helmer (C.-S. Favart), dir. Laurent Campellone.

 

https://m.youtube.com/watch?list=RDsZXEJIgoLc0&v=sZXEJIgoLc0&feature=emb_rel_end

Ariane et Barbe-Bleue de Paul Dukas, sur un livret de Maurice Maeterlinck (Paris, 1907)

Avec le dramaturge M. Maeterlinck, la figure d’Ariane réunit l’énigmatique amoureuse de la mythologie grecque et l’épouse curieuse du conte de Perrault (La Barbe Bleue). Là encore, une interprète se dissimule sous le rôle : l’actrice chanteuse Georgette Leblanc, compagne du dramaturge. Ce dernier conçoit en conséquence « trois actes destinées à la musique » qu’il propose à Paul Dukas dès 1899.

Dans la fiction de l’opéra, Ariane tente (en vain) de libérer les quatre épouses prisonnières de l’ogre prédateur Barbe-Bleue, puis poursuit son chemin vers la lumière avec une véhémence toute humaine. Grâce au talent de Paul Dukas, l’incandescence expressionniste de son chant tisse des liens de sororité avec les Salome ou Elektra  straussiennes, mais sans leurs maléfices. 

Bientôt la libération de l’inconscient (les travaux de Freud) explorera les pulsions qui animent cette héroïne magicienne et ses consœurs …

Bande-annonce d’Ariane et Barbe-Bleue au Capitole de Toulouse (2019) avec Sophie Koch (Ariane), Orchestre national de Toulouse, dir. Pascal Rophé, mise en scène Stefano Poda.

https://m.youtube.com/watch?v=4h8kjEfXYts

Pour aller plus loin :

 

  • Florence Launay, Les compositrices en France au XIXe siècle, Fayard, 2006.